Les tomates

Les histoires de fruits et de légumes n’ont de sens que si elles sont fraîches et du jour. Il y a à peine quelques heures, au jardin dit botanique de la rive droite, j’ai eu une incroyable discussion avec une voleuse de tomates. Elle furetait autour du carré de ces belles solanacées que les paysagistes-ethno-socio- éco-magouilleur de service ont tracé et fait planter pour leurs congénères.

J’ai pris l’initiative de lui adresser la parole, gouailleur :


- Vous voulez que je vous aide à voler des tomates ?

- Je veux bien, je ne vois pas les rouges des vertes, je suis daltonienne !
- Daltonienne ou pas, si le gardien arrive, vous risquez d’en voir de toutes les couleurs.
- Ah ! Ah ! Ah ! Je lui dirai que vous m’avez forcé la main pour que j’aille vous les cueillir !
- Voleuse et menteuse, et bien si j’avais su, je serais resté sur mon banc à gratter mes précieuses voûtes plantaires sur la pelouse. Bon… Comptez les piquets, trois sur la droite, là elles sont bien rouges… et au bout, près du bassin, des petites cerises…

Elle se met à farfouiller dans le massif, grignote, recrache, prend quelques poignées en réserve, et me lance quelque chose. La tomate explose dans ma main. Elle éclate de rire :


- Elle est pourrie, comme vous. Ah ! Ah ! Ah ! Excusez moi, je plaisante, je suis comme ça, j’aime la fantaisie, et aujourd’hui… Je ne sais pas ce qui m’a pris en sortant du boulot, je n’avais pas envie de rentrer chez moi, j’avais envie de manger des tomates !


Tout en remplissant son panier de vélo grâce à mon indigne complicité, elle a continué la discussion, profitant de mes temps de parole pour croquer les fruits les plus juteux. Une fois le massif dépouillé, avant de partir, elle vint se poser à mes côté pour discuter…


Je ne sais pas comment nous en sommes venus à parler d’amour, mais le sujet arriva sur la table en même temps que ventre ballot d’un petit cumulo-nimbus en maraude, et alors que les blancs s’étiraient au milieu de cette conversation qui n’était plus qu’un prétexte pour se regarder dans les yeux, la pluie tomba.


Vous savez comme elle tombe cette satanée pluie, par petites touches, une goutte par-ci une goutte par-là et ça monte crescendo. Tous les deux nous avons continué à échanger, comme si de rien n'était.


Le parc était vide, la situation atmosphérique instable et nos silences gênants. J’ai compris que je pouvais l’embrasser, ou tout du moins, j’y ai pensé très fort et j’ai souri. J’ai imaginé ce premier pas, ce baiser impromptu sous la pluie et je suis allé chercher mon manteau :


- Excusez-moi, c’est que, malgré les apparences, je suis sensible, très sensible.


Elle m’a suivi et a surenchéri avec le sourire :


- Moi, mes meilleures expériences en amour, c’est avec des inconnus, des histoires uniquement dans le fantasme, des instants volés à la grisaille du quotidien.

- Comme des tomates !

Elle sourit, et là, le coup de grâce, j’ai sorti ma botte secrète, j’ai un don pour conclure, j’ai changé radicalement de discussion. Un sujet très ennuyeux, comme la transition écologique ou la place de l’homme dans une salle d’accouchement, ou même pour les cas les plus extrêmes l’augmentation du diesel. En réalité je ne me souviens pas de ma diversion maladive, juste de l’agacement que j’ai vu passer dans son regard.


Aujourd’hui, je pense à ses hanches solides que j’aurais pu attraper, à l’odeur de ses cheveux dans lequel j’aurais pu plonger, à nos bouches qui se cherchent encore sous la pluie…


... et à toutes ces tomates que personne ne ramasse au jardin botanique et qui se dessèchent dans la terre.



Johann Wenzel Peter





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