Une mouette pousse un cri étrange. Elle a la voix cassée, gênée, on dirait qu’elle a «quelque chose» en travers de la gorge.
La voilà qui passe au dessus de moi, et en effet, elle tient dans son
bec : «quelque chose». Je pense que c'est une sorte de souris.
Elle continue de crier, en volant mais le son est déformé par son futur
repas et ressemble à un cri de détresse, comme si la proie, par
l'inconfort qu'elle génère pour l’appareil de phonation de son
prédateur, exprimait un peu de sa terreur.
Je suis cette souris arrachée à sa vie de rongeur, errant sur les
rives, grattant l’écorce d’un gourmand de peuplier pour me faire les
dents, profitant de la chaleur douce de ce soleil d’hiver si rare,
l’immensité du fleuve tout pétillant d’argent gronde à quelques mètres
de moi. J’imagine le couinement rassurant de mes congénères et puis
soudain une ombre.
La surprise, la douleur, et alors que je suis empêtré
dans le voile rouge de la mort qui arrive, je me retrouve en vol libre
au-dessus de la place Stalingrad, transpercé par la voix moqueuse de la
mouette qui m’emporte quelque part pour me becqueter. Après
m’avoir coincé sur les toits entre deux tuiles couvertes de lichen
jaune, elle picore mes entrailles. Son bec me déchire vivante, je le
sens qui plonge et replonge dans mon petit ventre poilu et tiède pour
recueillir une dose de graisses et de protéines.
C’est de la
survie aucune arrière pensée, c'est mécanique, froid, simple, efficace.
Avaler et repartir tourbillonner dans les courants d’air comme si de
rien n'était.
Une odeur de vase remonte du fleuve. Le Mésozoïque
autrement appelé « l’ère des dinosaures » me revient en mémoire : Les
grands marécages, la jungle, la boue et le sang… Je me souviens de cette
tempête de dents et de griffes, cet ouragan de coups de cornes et de
coups de queues à pointes empoisonnées.
Rien n’a changé.
Je plonge ma cuillère dans le café, ça tintinnabule. Et alors que je respire pour me débarrasser de mes visions,
soudainement, une ombre m’engloutit, une femme passe entre moi et le
soleil.
Je croise une fraction de seconde son regard morne : c’est la
mouette...
La Lune est
prisonnière d'un halo brunâtre, presque pleine elle goutte, éblouissante dans
son auréole douteuse de brumes irisées.
Il est minuit. Emmitouflé, j'arpente les ruelles d'un village de
montagne. Sur la place, un des quatre tilleuls a perdu toutes ses feuilles. Il
est précoce. Ses voisins jaunes et verts tremblotent dans les vagues glaciales
qui emportent la vapeur de mon souffle au passage.
Monument aux morts
Sur le fusil du soldat, au bout, hiberne l'escargot
Les réverbères et leurs lumières chimiques plaquent la chélidoine
sur le mur de l'église. Le vert mat et "peau de rainette " de la
plante m'affole les pupilles.
Plus loin, une fleur à symétrie bilatérale dépasse d'un bac
décoratif avec quelques feuillages ronds montés sur tentacules. S'il gèle cette
nuit, ce joli buisson de nénuphars volants avec ses vouivres multicolores ne
sera plus qu'un vieux plat de spaghettis.
Sans même utiliser mes doigts, embrassant les pétales orange vif,
je déguste.
Le goût de la capucine
un baiser de la reine des grenouilles
J'approche lentement de mon objectif. Il n'y a personne pour me
voir tout de noir vêtu, me glisser par la porte ouverte de ce petit cimetière
de campagne. Je suis là pour le travail. Nulle pelle, nul pied-de-biche, pas de
bombe de peinture ou de colis suspect. Je cherche juste l'inspiration.
L'été dernier, accablé par la pluie tiède d'un orage,
la foudre et le vent agaçant ma peau trempée, j'étais ici. Je m'étais imaginé,
pour défier la mort, une notice pratique pour faire l'amour correctement dans
ces lieux de recueillements et de méditations morbides.
Je viens donc, le jour de la fête des Morts, pour prendre
des mesures.
Halloween au cimetière
un chat noir se déguise en chat noir
En effet, et ne me dites pas que vous n’y avez pas pensé, les
différentes sépultures et autres simulacres de catafalques offrent de
nombreuses possibilités de divertissements putassiers.
Le caveau de la famille Lang est juste à la bonne hauteur.
Ce petit tumulus pierreux au nom de Paul Lelièvre se prêtera parfaitement à des
pratiques bestiales. Et cette structure de fer forgé à l'ombre d'un immense
cyprès posé en hommage à Natacha Justin Bra, grince déjà de spasmes énamourés.
Joubarbes dressées
je caresse l’ombre de la croix
Des croupes jaillissent des mausolées. Des poitrines s’écrasent
sur le marbre glacé. Des roses éparpillent leurs pétales en claquant sur la
peau. Un iris de velours fauve se glisse sur les courbes abandonnées. Des
chants voluptueux se mêlent aux murmures des feux follets, et aux sifflements
gaillards les damnés qui commentent le spectacle. Au passage, les ongles rouges
de quelques succubes fraîchement déterrées griffent les lichens jaunes d’or et
arrachent des poignées de mousse gorgée de parfum forestier ; c'est alors qu'un
petit jésus d’ivoire, briqué de la veille, tout luisant me susurre :
Ô Marie-Madeleine
un verger dévasté par l'orage
Plus je m'enfonce dans le cimetière, tournant et virant, imaginant
le pire et le meilleur, et plus je m'éloigne de la lumière artificielle de la
grande avenue. Des zones de ténèbres s'étalent de façon interminable sous les
hauts murs de l'église. Les jeux d'ombre font apparaître, de façon inopinée,
des formes humaines.
Je sursaute. Une âme en peine assise sur sa pierre tombale,
la tête entre les mains, pleure en silence sans autre espérance que celle qu'on
écourte son éternité de néant à venir. Je me change un instant en statue, et je
disparais du monde des vivants.
Suis-je réellement seul dans ce cimetière ?
Silence glacé
l'ongle gratte le bois lentement
Croiser quelqu'un la nuit par ici ça doit être une expérience
éprouvante. Le plus effrayant étant d'imaginer ce que fait cet individu à la
faveur de l'obscurité, à regarder les noms sur plaques, à caresser les
chrysanthèmes du bout des doigts, à boire des gouttes rosées glacées à même la
porcelaine des fleurs incrustées sur un grand crucifix de fer dentelé.
Celui qui a peur de son ombre n’a jamais croisé la mienne, la
nuit, dans une petite nécropole de campagne.
Soirée au champ de navets
personne pour me payer un ver
Je sors de l'ombre et de ma torpeur et j'arpente l'allée du fond.
La pierre brute et la rouille remplacent le marbre et le ciment. Le temps a
bien travaillé : tout est de traviole. On imagine les ossements en vrac des
habitants sous les dalles brisées.
Je m'appuie sur une énorme stèle, "Famille... effacée",
et je lève la tête. "Ursa Minor" se trouve juste à la verticale du
caveau, dans le prolongement d'un cippe fissuré envahi par le lierre. Les
autres constellations me semblent toutes parfaitement ordonnées selon un ordre
ésotérique effrayant. Je regarde le clocher, énorme fusée, il est octogonal. La
lune partage la vedette avec lui, semblable maintenant à un œil globuleux
enfoncé dans une noire orbite. Les deux sont penchés sur moi.
Chrysanthème
clown j'ai retrouvé ta perruque
Je rejoins l'allée centrale à pas vif essayant de reprendre
ma songerie graveleuse. Une plaque de marbre grisâtre aguiche mon regard. Des
lettres sont gravées. Elles ont dû être peintes en plus il y a longtemps et le
tout ressemble ce soir à une orgie de visages en pleurs déchirés de mascaras
dégoulinants.
Je m'écarte pour laisser la lumière ruisseler sur les traces
noires et les lettres gravées, et la première chose que je lis, c'est mon
prénom: Jean-Baptiste.
Epitaphe
je vous aime comme au premier jour
Ma partie de jambes en l'air imaginaire tourne au vinaigre.
Lorsque que je me dirige vers la sortie, je m'aperçois que la porte, tout à
l'heure grande ouverte, est close. Ça doit être le vent, rien de plus. Un
corbeau arrive et se pose sur une croix que j'avais ignorée. Il me regarde et
dans ses yeux, toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve.
Derrière lui la lune me lorgne et s’enfonce dans les soies
anthracite de l'espace. Elle projette l'ombre du corbeau sur le sol et de cette
ombre qui gît, flottante à terre... mon âme ne s'élèvera "jamais plus
".
Nevermore
le corbeau d'Edgard Allan Poe est de retour
Au royaume des cadavres, les poètes sont rois. Je ne suis ni
mort, ni vivant, juste seul, et ma solitude tremblote comme la flamme de cette
petite bougie qui n'en finit plus de s'éteindre dans son photophore entre deux
simulacres d'organe reproducteur de rosacées en plastique.
Mon très cher, ma précieuse, notre adoré, ma délicate, notre
regretté. Nous possédons les morts et les morts nous possèdent. Il est temps
d'allonger les fantômes sur le divan.
En sortant, je laisse la porte ouverte, les courants d'air étant,
je le sais, par leurs caprices joyeux d'excellents compagnons de voyage.
Odeur de givre
un livre se gondole sur le radiateur
Le café brûlant lance ses volutes jusqu'à mes narines. Il me
traîne dans une vallée du Guatemala avec la grâce d'un condor d'encre et de
paillettes.
Tout à l'heure sur le chemin du retour, de minuscules
"Gueules de loup", reptation verticale de mauve et de bleu, m'ont
réconcilié avec les étoiles. Leurs petits yeux jaunes ont piqué mes nerfs comme
des aiguilles.
Avec minutie et ténacité, je prends quelques heures sur celles qui
me sont imparties pour vous raconter tout ça...
Souvenir
le temps sculpte des histoires