Le doute

Par moment le doute s'installe dans la maison de mon âme. Il arrive sans être invité, en rustre. Il s'avachit dans le canapé, pose ses pieds puants sur la table basse et de sa voix sournoise, il réclame mon attention. Son sourire ravageur est conquérant, presque le sourire d'un vendeur de lessive.

Pour lui, on pourrait aisément tout balancer pour aller se pendre au bout d'une corde. Mais comme je suis un bon client, assez régulier, cette fois, il n'en espère pas tant. Il se contentera d'une petite semaine à procrastiner ou d'un échec de plus : artistique, sentimental, ménager, que sais-je... Un fruit du doute pour faire simple - cet arbre pourri qui nous pousse dans le cœur, engraissé à l'ennui et à la déprime -. Regardez-le se glisser entre le désir et l'objet du désir et susurrer : " Est-ce vraiment la peine ? Ce n'est pas pour toi ! Ce n'est pas raisonnable ! C'est chaque fois pareil ! Ce n'est pas toi, ce n'est pas ton style, laisse tomber... "

 Malheureusement pour lui, cette fois, "ma rage de vivre intacte depuis des semaines", l'accueille avec une détermination sans faille. Un rire macabre l'éclabousse comme une volée de gifles griffues lorsqu'il targue sa morgue dubitative. Il est hors de question que le doute nous habite, moi et ma rage de vivre intacte depuis des semaines. Notre extrême vigilance se dresse pour tenter de rendre ses propos inopérants alors qu'il prend la parole :


- Approchez-vous mes crâneurs, mes révoltés de pacotille, mes apôtres perdus dans le brouillard. Êtes-vous vraiment certains de vouloir vous passer de mes services ?
Le ton de sa voix est plein d'insinuations et tout en soutenant nos regards méfiants, il enlève ses chaussures crottées sur le tapis de laine d'ours tissé à grand renfort de vaillance au cours de l'année dernière. Voilà la terre gluante de ses semelles qui s'étale sur les crins bruns et or. Devant cette vision d'horreur la haine s'invite à ce sinistre débat :

- Monsieur le doute, plutôt que d'infliger tous ces atermoiements aux pauvres mortels, vous devriez vous interroger un peu sur votre bien-fondé. En tout cas, aujourd'hui, en ce lieu vous n'êtes pas le bienvenu. Nous vous prions, moi, ma rage de vivre intacte depuis des semaines et ma haine, de repartir illico avec vos chaussures merdeuses, dehors, sous la pluie, dans le froid amer de la solitude.

Le doute enlève ses jambes de la table basse et plisse sa bouche d'une moue faussement rieuse. Il se lève, attrape ses chaussures par les lacets et jouant le mendiant chassé de la table où se déroule un bon repas, marche sur la pointe des pieds jusqu'à la porte. Il regarde la poignée un long moment et se retourne vers nous. Lui qui était resté goguenard durant toute son entrée en scène semble soudain extrêmement triste et grave :

- Tu es sûr ? Cette fois je ne reviendrai pas. Jamais plus... Sans moi tu vas devenir un missile sans âme, une catastrophe insensée. Es-tu vraiment sûr de vouloir mettre à la porte l'essence même de ta réflexion et de ton intelligence...

Lorsque qu'il pose cette question, ses yeux brillent d'une parfaite intelligence, il n'y a pas la moindre malice sur son visage hypnotique.

Le temps semble une pâte moelleuse qui mâche lentement le présent dans ses mâchoires.
J'interroge mes fidèles compagnes grâce à qui je tenais tête jusqu'alors aux doutes les plus impérieux.
Par mégarde la haine s'est dissipée et la rage de vivre intacte depuis des semaines, elle est en train de projeter comment nettoyer la terre grasse maculant le tapis.

Je suis donc seul face au faciès interrogateur de l'intrus sur le départ.

Je tergiverse. Je me demande ce qu'une vie entière sans douter comporte de glissades et de blessures fatales.

Il est déjà trop tard, le doute s'installe.

La terre est encore sur le tapis et ma rage de vivre intacte depuis des semaines a claqué la porte en vociférant.

Je suis à table avec lui. Au cas où notre dernier jour soit arrivé, on a pris une double portion.

Mon téléphone a sonné trois fois.

Je n'ai pas décroché, c'était peut-être du travail.

La fille qui devait finir de ranger mes livres a dû inviter le doute à dîner elle aussi, car elle n'est pas revenue...