Les escargots

Encore un soir. Un soir de pluie, une drôle de pluie, du genre à te faire douter à propos de l'espoir et de toutes ces histoires.

Sur la piste cyclable qui longe la rive droite elle étale une pellicule brillante sous la lumière des lampadaires.

Des prairies de luzerne et de folle avoine alentour, les escargots jaillissent, véritables bolides de glaire et de calcaire.

Ils jaillissent, grisés par la pluie et l'eau, qui j'en suis sûr, les aident à avancer "crème" comme on dit.

Par contre depuis mon guidon, ils ne sont que de petites pierres vivantes, immobiles. Immobiles parce que tout est relatif et que moi aussi je jaillis, et que moi aussi la pluie me stimule.

Comme je suis délicat, j'évite les escargots, mais il y en a de plus en plus et je me retrouve à zigzaguer comme un zigoto.

Pendant une seconde, aigri et saisi par la pluie glacée, je renonce et je me relance comme un dingue, un criminel endiablé au milieu des gastéropodes grouillant sur la route.

Au premier bruit de coquille croustillant sous mes pneus, je me remet à zigzaguer comme un zigoto, plein de honte et d'attention, comme si c’était mon cœur en personne que j'avais écrasé.

La route jusqu'à mon lit douillet fut donc tortueuse mais miséricordieuse.

Le lendemain à la même heure, sur le même trajet, le goudron est sec et la lumière des lampadaires révèlent les traces de salive de mes amis de l'autre soir.

Les dessins argentés, moirés et tarabiscotés finissent parfois par un petit tas noirâtre, sans croix ni fleur. Il y a des chauffards sur la piste cyclable, à pied ou en vélo, parce que c’était une belle hécatombe. Oh oui, bien plus de cent bêtes à corne sacrifiées à je ne sais quel dieu stupide.

J'ai toujours pensé que les escargots étaient des extraterrestres, arrivés de l'espace il y a des millions d'années dans un vaisseau coquille collectif, ou bien dans des œufs agglomérés en une immense grappe de bulles multicolores, et qu'ils colonisaient doucement notre planète.

Depuis tout petit, je regarde avec inquiétude les dessins étranges que leurs mucus en séchant laisse sur les murs, hiéroglyphiques reflets de leur intelligence et de leurs tentatives désespérées de communiquer.

C'est tellement difficile de se faire comprendre.

On fait comme on peut, on prend ce qu'on a, des traces brillantes, c'est pas le pire des outils.

Moi aussi je laisse des traces brillantes.

Je donne des coups de langue, des coups de pinceaux, de mots, de son, de matière, de folie, de poésie. Des traces de lumière dans la ténèbre poisseuse du néant.

Moi aussi, j'essaye désespérément de me faire comprendre juste avant de me faire rouler dessus par l'inique et froide indifférence des usagés de la piste cyclable.


  

Les compagnons blancs

Hier soir en rentrant chez moi, alors qu'un vent frais frottait les luzernes et les herbes folles du fossé, j'ai été traversé par une fulgurance.

~ J'ai été traversé par une fulgurance ~

Ma vie se déroule, et certains repères, comme des bornes, rejaillissent du passé pour me rappeler qui je suis et où je vais, et là j'ai senti le parfum des compagnons blancs.

~ J'ai senti le parfum des compagnons blancs ~

Silène, satyre de son état, père de Dyosinos, a prêté son nom à la famille de cette plantes. Un silène donc, mais qui s'ouvre le soir et qui fleure le miel pour attirer les papillons de nuit.

~ Fleur de miel pour attirer les papillons de nuit ~

Il y a des silènes de toutes les couleurs et de toutes les formes, à pompons, à roulettes, des géants, des scabieux, des mauvais. Mais là je te parle du Silène latifolia.

~ Mais là je te parle du Silène latifolia ~

Lychnis dioïque, si l'on veut être tout à fait précis. Celui là qui accompagne le rôdeur rêveur, de ses pétales blancs, presque phosphorescents sous la lumière de la lune.

~ Phosphorescents sous la lumière de la lune ~

Je me suis souvenu de certaines promenades du passé, où ces fleurs me tenaient compagnie. Entre les collines, les prés et les fermes, les chiens attachés insultaient mon errance obscure.

~Les chiens attachés insultaient mon errance obscure ~

Je marchais sans but dans la nuit et ces silènes aux flagrances étranges m'accompagnaient. Mille regards de loup fixés vers les étoiles, et moi, entre les deux.

~Mille regards de loup fixés vers les étoiles et moi entre les deux ~

Hier soir en rentrant chez moi, je me suis souvenu de leur présence légère et magique. De leur indifférence végétale salutaire, et de la solitude pleine de larmes de ces nuits où j’étais perdu.

~ La solitude pleine de larmes de ces nuits où j'étais perdu ~

Comme les fantômes infiltrent les voiles de l'espace-temps pour allumer dans notre rétine l'alarme de la folie, en fleurissant, les compagnons blancs m'ont retrouvé.

~ Les compagnons blancs m'ont retrouvé ~

Je savais où j'allais pourtant, mais soudainement j'étais perdu de nouveau. La lune, les lampadaires, ce vieux goût de sang dans ma bouche, le grand moulin de Paris qui joue les cathédrales.

~ Le grand moulin de Paris qui joue les cathédrales ~

De petits peupliers tout frémissants bruissent à mes côtés. Sous les roues de mon vélo, les graviers giclent avec passion. Un dieu pervers déchire lentement les nuages.

~ Un dieu pervers déchire lentement les nuages ~

Alors une pensée pour toi, éclosion mystérieuse de fleurs dans ma cervelle, a donné du sens à toute cette aventure et je me suis retrouvé à écrire encore.

~ Je me suis retrouvé à écrire encore ~

J'aimerais t'emmener une fois promener sans but dans la nuit. Noir compagnon aux ardeurs fraternelles, je te présenterais à ces compagnons blancs.

~ Je te présenterais à ces compagnons blancs  ~

Ainsi quand tu seras perdu, loin de moi, avec un peu de chance et si c'est la saison, tu te retrouveras. Toi qui aimes le miel, tu verras, ton âme n'en reviendra pas. Toi qui te perds souvent, tu te retrouveras.

~ Toi qui te perds souvent tu me retrouveras ~