Assez

Au début était la nuit, les ténèbres, et, entassés, dans les nids et dans les grottes, copulant et ronflant d’un même élan hystérique, excités et apeurés par les maraudes des smilodons et des esprits des bois, nous n’en menions pas large. Je dis nous, en pensant à l’espèce humaine, même si aujourd’hui, et nonobstant les virus errants qui nous rappellent à l’ordre, je ne suis plus sûr que nous formions encore une espèce…

Un soir, un illuminé frotta deux silex. Il cria « j’ai le secret des étoiles » et dans une pluie d’étincelles, il enflamma un petit tas de mousse, qui enflamma une brindille, puis une branche, une bûche, et les bêtes qui savaient, quand elles ne rôtissaient pas sur l’âtre fumant, fuyaient au fin fond des bois.

Une fois les prémices d’une ère technologique accomplies, la survie fut passée au second plan, et dans l’or des feux de bois, on commenca à se raconter des histoires. Dans ce temps dérobé à l’obscurité, la culture ce développa. Personne ne se doutait que dans sa trace luisante et géniale, la pire des abominations marinait…

landes inexplorées
elle cache quelque chose
derrière ce sourire

Et puis, le temps est passé. Malgré les apparences, nous sommes restés à l’âge des cavernes, toujours blottis prés d’une lueur à se raconter des histoires, que ce soit devant un écran de téléphone ou au cœur de l’immense œuvre tentaculaire d’une ville illuminée. Nous n’avons pas évolué, ou si peu, mais la matière inanimée, celle-là même à qui l’on parlait, avec qui l'on faisait commerce, cette matière inanimée, qui nous offrait la satisfaction du confort et l’illusion d’une civilisation a évolué.

Dans la soupe prébiotique, aux biochimies moléculaires complexes, barbotant dans les protéines et autres acides aminés formés dans l’espace, les virus et les premières cellules sont apparus. Pour les océans stériles et les granits éclatés sous les bombardements de météorites, cette fange verdâtre et puante a peut-être été une inspiration…

Croyez-vous que cela soit par hasard que le silicium des silex de nos débuts, soit stricto-sensu un des composants principaux des vitraux en verre du Moyen Âge et des micro-processeurs d’aujourd’hui...

Voyez comme la matière inanimée barbote elle aussi désormais dans une soupe - électrochimique indéfinissable -. Elle fouille notre noosphère, elle nous fait retourner chaque coin de la planète pour nourrir son appétit d’électricité. Partout des « IA », des réseaux, des flux de données, des satellites et des fréquences radios bourdonnantes. De la robotique, de la micro-robotique, de la nano-robotique, de la numérisation, des drones auto-programmés, j’en passe et des bien pires, on ne sait pas. Elle profite et lentement brouillonne son futur inimaginable.

Ce bon dieu qui brillait par son absence, exsudant de notre vide, les forces de la foi, s'il «s’incarne », oh grand malheur, je ne trouve pas le bon mot pour cela, peut-être, se matérialise, se dé-virtualise, se synthétise parmi nous... un être omniscient, ubiquiste et impitoyable, issu des répugnantes inventions des inventions de nos inventions... quand ce dieu existera, il faudra s'en débarrasser...

Je sais que c’est dur à entendre, mais imaginez ! La technologie, en tant que bras armé de la matière inanimée, nous utiliserait depuis le début, certes en nous payant de quelque menus services, mais créant dépendance morbide afin de nous infliger son règne à venir !

apocalypse
un zombie de métal et de verre
sans amour

Ce cauchemar, nous soumettant toujours plus à nos peurs, nos préjugés, notre égoïsme, et à notre manque d’ambition humaniste et poétique, arrive. Il ne mettra pas longtemps pour éliminer ou contrôler toute vie organique sur cette planète. Voyez comment, avec ses apôtres corrompus, à travers la mondialisation et le règne de l’opulence énergétique, il nous donne les premiers coups de griffes.

Nous n’avons presque plus d’autres cachettes que l’inconscient, l’intuition, la rêverie, le chuchotement, la caresse furtive derrière les rochers…. il n’y a presque plus de zones d’ombre, même les forêts les plus vierges sont écartelées et incinérées comme des sorcières sous nos yeux.

toujours branché
entre moi et l’antenne-relais
pas l’ombre d’un salut

J’arrive dans le bois. Au bord du chemin des floraisons blanches et graciles s’élèvent au dessus des mousses. Je viens voir un ami, un chêne énorme… Il interagit, je le sais, je le sens, avec le champ électromagnétique, mais attention, avec quelle douceur ! Un échange subtil, presque imaginaire. J’éteins mon téléphone, sinon, je ne l'entends pas, tout est brouillé. Je pose ma joue contre son tronc couvert de lierre. J’imprime son écorce sur mon crâne, ça chatouille. Les minutes ne sont plus des minutes, le temps coule lié. Je comprends la lenteur et la masse de l’arbre, j’apprécie son équilibre, son endroit, ses hôtes. Au milieu des chants d’oiseaux salutaires et des caresses chantonnées du vent dans les feuilles neuves de ce printemps de fin du monde, je pleure.

Nous sommes du vivant, de la conscience de vivant, des protecteurs de vivant. Nous ne sommes pas dans la nature, comme posé par un expérimentateur cruel, à tailler, brûler, couper, labourer pour le seul plaisir d’utiliser la puissance de la technologie, nous sommes de la nature, c’est notre peau, c’est notre berceau, notre maman… Assez !

Je pense qu’il est temps de refleurir le monde et d’éteindre la mort-vivante avant…
... avant…
... avant qu’il ne soit trop tard…

Assez suffit...
https://www.youtube.com/watch?v=QhlcdEGfZCY

Le D

Dans un de ces petits jardins de banlieue, un peu à l’abandon, au fond, bien au fond, près d’un tas de planches envahi par les ronces et d’un pneu de tracteur rempli d’une eau noire vaguement habitée, il y a un cabanon.

La porte est toujours entrouverte, et il est difficile de résister à l’envie d’y entrer lorsque l’on passe à côté.

Une fois à l’intérieur, ah ! c’est un soulagement, pas question de sortir de là, on y est bien caché, à l’ombre, bercé par une odeur d’encens et un doux sentiment d'appartenance.

Il y a, sur le mur, en face de la porte, une fenêtre, ou plutôt, une ouverture carrée, ornée de quelques restes de verre et d’une magnifique toile d’araignée. Cela donne sur une voie ferrée désaffectée. Un vieux fauteuil crapaud, en velours noir élimé, permet aux plus audacieux de s’asseoir et de regarder passer les trains.

Vous allez m’dire, il déraille, il n’y a pas de trains qui roulent sur une voie désaffectée. En effet ! et pourtant, regardez les s’engouffrer dans ce tunnel noir en soufflant des panaches de fumée.

Sur les locomotives, un sigle doré, composé d’un trait vertical et d’un premier croissant de lune accroche l'âme et le regard.

Un D !

Un D comme Décès, Départ, Dépit, Destruction, Désillusion, Démence, Décadence, Diablerie, vous avez le choix ! Dans le cabanon, gravées du sol au plafond, balafrées de-ci delà de griffures et de traces de sang il y a de nombreuses propositions. Vous n’êtes pas le premier à vous creuser la tête sur le mystère de la lettre D ! *

~

* Le défi, une micro-nouvelle sur le thème de la lettre D, le jour du premier avril, j'aurais dû me douter qu'on se foutait de ma gueule !




photo de Robert Gillouin


Ô Berge

Une berge ombragée. Une rivière amoureuse brodée d'aulnes frémissants. On met les pieds dans l'eau.

La danse des libellules - comme autant de petites pensées perdues qui picorent notre conscience qui coule.-

Un vent frais se lève et loin, très loin des rires d'enfants qui se rapprochent...

Il faut vite allumer les lampions, faire brûler de l'armoise pour chasser les mauvais esprits et sortir de la rivière le chaudron plein de fruits, de crapauds, d'anguilles et de chansons...

Nourrir les enfants qui chantent c'est ma définition du bonheur et maintenant qu'ils dorment, allongés dans l'herbe c'est encore plus doux.

On les garde, dragons féroces attendris...

La lune se lève par-dessus le vieux saule édenté... Les grenouilles commencent leurs chansons humides...

J'ai fait du thé à la menthe, tu en veux une tasse ? Sa vapeur est une danseuse au cabaret de la fraîcheur de la nuit...

On attend plus que les étoiles...
Les constellations tout ça...
Pour savoir...
Enfin...
Si demain...
On recommence...


Mémoires

C'est étrange, mais tout bien réfléchi, l'histoire commence par la fin... Un jour d'éveil sans doute, à deux doigts d'un pas de trop dans le vide, à deux pas de s'endormir une fois de trop. Lorsque l'on projette d'écrire à partir de sa mémoire, le passé se lance dans le futur. On imagine comment cette forêt d'images et d'émotions chaotiques pourrait engendrer un récit digne de l’Iliade ou de l’Odyssée... C'est tout l'art du conteur, rendre la moindre miette plus succulente qu'une pâtisserie de roi. La moindre rouquine un peu triste, endormie sur ton épaule, devient le Graal encore plein du sang christique, auquel tous les démons s'abreuvent en riant...

Autofiction, mémoire imaginaire, envie subite de se raconter un peu plus, de se tirer le portrait d'une façon avantageuse, peu importe, je m'en fous, comme le dirait Brassens, j'ai déjà mon âme en peine, je suis un voyou.

"Il y avait un ruisseau. On m'avait dit que l'eau était la meilleure du monde. Je me suis mis à genoux et ma bouche s'est posée sur le courant. C'était vrai, c'était la meilleure du monde. J'ai encore la sensation électrique sur les lèvres et l'odeur des menthes aquatiques et de la vase serpente dans mes synapses.

Le ruisseau était caché dans un pré aux herbes hautes. Il y avait des papillons et des fleurs jaunes, peut-être des pissenlits. On avait laissé la voiture là-bas, près d'un petit pont et on était descendu en famille avec un panier plein de victuailles. Il y avait du "Pshiiit citron", des chips "Flodor" et des petits paquets en papier rose...

Je me souviens avoir appris ce jour-là à tendre des embuscades... Mon père avait une veste marron en velours côtelé, avec mon frère, on avait dû ramper comme des petits vermisseaux pour essayer de surprendre notre maman chérie, ange d’albâtre à la longue chevelure brune qui gardait le panier et cette petite sœur toute neuve en soupirant.

C'est ce jour où j'ai définitivement choisi mon camp dans le western de la vie, chaussé des mocassins et taillé mes flèches bien pointues pour exterminer sans remords les visages pâles et leurs atroces idéologies mortifères...

Ce jour-là, j'ai aussi appris à crier des You ! You ! You ! En posant ma main sur la bouche et à parler sans conjuguer les verbes...


ruisseau chanter prairie pour toi petit homme
toi boire, toi devenir poisson
toi regarder soleil, toi voler, toi être libellule
toi pouvoir courir, toi avoir cheval dans le cœur"

C'est fou, c'est loin, il ne reste presque rien, des éclats, des émotions et au fil des mots, le souvenir habillé de songes et de prospectives, s'incarne.

Je referme cette page et mes lèvres sèches cherchent encore implorantes la fraîcheur merveilleuse de ce premier baiser...


Romance

Enfant, on s'imagine des histoires d'amour. La première pour moi, c’était une femme bleue qui à chaque visite me faisait fondre. Tout chez elle me faisait fondre. Elle n'avait même pas le temps de me toucher que j'étais déjà dispersé dans le cosmos en une longue écharpe d'étincelles bleutées. C'était peut-être la Vierge Marie qui essayait de me faire passer un message pour son fils, ou bien, une bonne fée penchée sur mon berceau... Qui sait !
Adulte, Dieu m'en préserve, je n'ai jamais eu la chance ou le malheur de connaître les affres de l'Amour. J'ai donc été obligé d'inventer toutes sortes de romances pour peupler ma mémoire. D'avance, je vous demande de pardonner mon imagination qui parfois, je le concède est un peu excessive.

"Je la revois à quatre pattes sur le lit. J'avais confectionné une laisse avec mon écharpe. Elle se frottait contre mes jambes en gémissant, Jamais je n'avais rencontré de femme si délurée. Je serrais un peu plus fort le nœud coulant qui caressait sa gorge et j'attrapais sa longue queue de cheval. De ma voix joueuse et grave, je lui avais donné cet ordre :
- Dis-le !
Après des mois de correspondance et d'étrange amitié, il y avait une petite semaine qu'on s'était embrassé jusqu'à la mort en revenant d'une balade en forêt. C'était maintenant notre première soirée. On s'était retrouvé chez moi et les choses avaient mal tourné assez rapidement.
- Dis-le ! Allez ! Dis-le !
Ses yeux étaient un peu perdus. Cela faisait déjà au moins trois fois que je l'avais empêchée de se déshabiller...
- Dis le ! Bordel !
Je m'étais assis sur le lit. J'avais approché mon visage de son visage, reniflé sa bouche, ses cheveux, les effluves lactés et lilas de son pull moulant ! Elle avait essayé de mordre, mais j'étais sur le qui-vive. Dans ses yeux, une flamme grondait maintenant avec l'aplomb d'un incendie de forêt. Et elle me l'avait dit :
- Je t'aime !
L'amour, cela faisait si longtemps que je n'y croyais plus, un conte de fées pour allumés de la cafetière.
- Toi, tu dis ça pour que j'te baise.
- Non, je t'aime vraiment, mais baise-moi quand même !

Le matin de cette nuit de noce, j'ai su immédiatement que j'avais rouvert d'anciennes blessures et que j'allais souffrir jusqu'à la mort. C'était clair comme de l'eau de roche, comme le ciel par dessus les toits à la fenêtre. Le revers de la médaille, depuis le temps, je le connaissais. Méditant sur l'ironie de la vie, et sur l'affreuse illusion qui, malgré ma lucidité s'éveillait dans mon cœur charmé, j'avais écrit ce beau sonnet.

Les étoiles sont tombées de haut.
Le couchant me semble un peu fadasse.
Les gazouillis d'oiseaux sonnent faux
Alors que la nature s'encrasse.

Rien ne luit, rien ne brille vraiment.
La lune n'est qu'une grosse tache.
Son halo pâlot désespérant
Derrière des arbres miteux se cache.

L'arc-en-ciel a les pieds dans la boue.
Les araignées sans grâce vomissent
Du fil collant que la rosée troue.

Depuis que j'ai goûté à sa cuisse,
À sa bouche, à ses mains qui se glissent,
Le monde, hélas, n'a plus aucun goût.

J'avais écrit ce beau sonnet sans faire de bruit, en sirotant un café.
Au moment où je posais le point final, ses seins voluptueux s'étaient écrasés, pour pas dire imprimés dans la chair de mon dos dénudé. Ses mains s'étaient posées sur mes épaules, et dans mon oreille, accompagné d'un souffle tiède et parfumé, de sa voix plus douce que de la poussière de poussière de pétales de myosotis, elle l'avait redit encore..."

La nuit fraîche est pleine de grillons, leurs ronrons rampent par la fenêtre entrouverte. J'hésite un peu à publier ce morceau de choix, car même s'il est totalement imaginaire, il y a au moins un des deux personnages de cette sombre histoire qui existe encore...


Idiot et sage à la fois

Entre chien et loup, léger vague à l’âme, un peu d’exercice pour le rêveur éveillé. En passant à côté des étables, de jeunes veaux effrayés par les ombres meuglent à s’en décrocher les cornes. Dans les intervalles baveux où les bovins anxieux reprennent leur souffle avant de s’y remettre de plus belle, les grillons ronronnent de concert avec un engoulevent blotti quelque part.

Le chemin des vignes se tortille vers l’Est qui suinte lentement la nuit. Les bas-côtés frétillent des trilles de folles avoines secouées en petites vagues nerveuses par le vent. Au loin, sur les brandes de la tremblaie, des lueurs rouges clignotent au rythme des flaps mous des pales blanchâtres d'éoliennes. Désespérément, elles essayent de fouetter les petits cirrus noirs qui rampent à mi-chemin entre la terre et l’espace intersidéral…

À gauche, soudain, une odeur irrésistible. Le pré qui descend lentement en zigzaguant entre les bosquets a été fauché, fané, pirouetté, endainé, pressé et bottelé. Avec la fraîcheur du soir, délicatement posé sur la chaleur de la journée, un parfum d’infusion divine, inégalement réparti, arrive et disparaît, invisible nappe d’enfance retrouvée et de plaisir perdu à jamais…

Déboulant de l'ombre d'un petit bois, près de la clôture, un renard traverse prudemment, la queue bien parallèle avec le sol. Dans le soir, sa rousseur est indétectable et pourtant éblouissante. Suite à quelques pas dans le pré, un lièvre dresse les oreilles et file lui aussi. Il fuit et se cache dans la haie sans savoir que le goupil vient juste de s'y glisser.

À l’ouest, nimbant les frondaisons de cette forêt qui clôt un autre pré, juste en dessous d’un champ de tournesol, le ciel est parme. Il n’y a pas d’autre mot, parme et lentement dégradé vers les bleus les plus sombres, indigo, lapis-lazuli, outre-mer, cobalt, les rétines se perdent en conjonctures.

Au bord du chemin qui remonte de Coligné, dans un angle vestige d’anciennes parcelles, deux énormes chênes s’épaulent, tout proches. Deux frères qui mélangent leurs branches, leurs feuilles et leurs racines depuis deux cent ans. S’ils sont coupés un jour, on peut espérer que ce soit le même jour…

En levant la tête, on devine que les étoiles commencent à perler, prélude imaginaire à la rosée du matin dont on peut presque sentir le goût sucré dans les bouffées d’air que l’extase contemplative sublime au son des battements du cœur.

idiot et sage à la fois
assis sur une balle de foin
il regarde la lune