Hallalis du lilas

   Comme ce vieux chien qui fait la fine bouche et à qui on fait avaler la pilule en la cachant dans une boulette de viande, cette année il a fallu un certain enrobage pour que je daigne respirer une fleur de lilas.

  Une journée entière derrière les fenêtres, à regarder les chélidoines danser sous l'acharnement de la pluie à tomber jusqu'au sol. Cachée sous le brouillard dégoulinant, toute la montagne s'agite. Je sens un grouillement de salamandres, de crapauds, de limaces, de rongeurs et de fougères en pleine extase. Et dire que la veille, un ciel bleu et un air cristallin irradiaient le moindre bourgeon, la moindre fleur...

 "Du lilas plein les yeux

Du lilas blanc du lilas lilas
Du lilas par ci du lilas par là
Des grappes et des grappes
Dans les jardins entre les doigts
Du lilas partout
Je ne vois que ça
Du lilas "

  À l'heure du thé au lait, avec mon fiston, on file entre les gouttes pour chercher du chocolat au magasin. Les glycines, les pommiers et autres fruitiers étalent leurs pétarades de pétales. Les akènes de pissenlits ressemblent à de grands cils mouillés de larmes. Dans le caniveau, les fils de l'averse caracolent, petits flots joyeux que nous suivons, tout inspirés de ce moment d'escapade.


  Une fois notre mission accomplie et notre sac à dos rempli de chocolat, on crapahute entre les maisons, les jardins, les ruelles. Et là, posé presque en travers de la route, un énorme lilas, avec des fleurs tellement grosses et roses, tellement chargées de pluie, que ses branches en sont toutes pliées.


"Du lilas de toutes les couleurs
Encore brillant d'la giboulée d't'à'l'heure
Du lilas tout frémissant
Entre ses feuilles en forme de cœur
Du lilas rose, du lilas blanc
Du lilas partout
Je ne vois que ça
Du lilas"

  Mon fils ne le remarque pas, trop occupé à combattre des ennemis invisibles ridiculement faibles et obstinés...

   Je fais la fine bouche. Je passe à côté. Je le laisse derrière moi. Puis je me ravise. Je me dis que c'est peut-être la seule fois de cette année ou j'aurai l'occasion de sentir profondément et calmement l'odeur d'un lilas.

"Non cette année j'n'm'arrêt 'pas
Je regarde, mais j'le sens pas
Il serait rouge ou noir, ou bleu
Cette année je n'le sens pas
Je l'laisse faner sans m'arrêter
Je me sens las
Las du lilas"

  Je m'étais pourtant promis d’éviter cette odeur - Coquetterie d'amant délaissé, caprice de poète, simple toc de farfelu fêlé de la cafetière -.

Et je le sens. Et son odeur plonge directement dans ma mémoire... Rage et volupté... Il est pourtant fade ce tocard de lilas, avec toute l'eau qu'il s'est pris... Des larmes montent, comme si tout n’était pas assez trempé.

  Alors, pour cacher mon trouble à cet enfant qui me regarde intrigué en train de me moucher dans les lilas, je mords la fleur, je la déchiquette. Elle est gluante de pluie et son jus a le goût des amours du passé.


- Qu'est-ce que tu fais papa ?
- Je bois la fleur fiston ! C'est bon, tu veux goûter ?

  Et nous voilà partis à sucer les grappes de lilas pleines d'eau sucrée et parfumée, à tester toutes les nuances, du blanc au vert, du rose pâle au violet le plus sombre. Sa bouille glacée, ses joues rouges, ma barbe trempée et pleine de pétales, nous dégustons la beauté du printemps sous la pluie, tous les deux. Les escargots, les corbeaux, les croix rouillées et les fontaines m'en sont témoins.


  Le parfum des lilas, le goût des lilas, et la sensation des petites fleurs mouillées dans mes moustaches, graveront pour toujours les rires de mon fils, ses chansons idiotes et son émerveillement dans ma mémoire...


  Les années vont passer, je ne pesterai plus contre les lilas. Il y aura des larmes certes, mais ce seront de celles que l'on ramasse du bout des doigts et dont le goût salé nous ramène à la vie.


https://soundcloud.com/la-fabuleuse/les-lilas

Le bouquet


Il y avait d'abord ce texte sur la dame aux campanules des Carpates, carré plongeant, brune intense, qui de ses deux mains jointes emplies de terreau a fécondé mon trajet quotidien de clochettes mauves en déposant les plants des dites campanules à même le trottoir sur le dit terreau.

Je voulais lui dire que sa délicatesse avait une influence sur le monde et que ses plantations qui chaque année devenaient plus nombreuses à grouiller sur le trottoir faisaient fleurir de douces pensés en moi, à chaque fois que mon regard baladeur se perdait dans les petits feuillages cordiformes.

***

Puis il y avait celui à propos de l'ombre d'un arbre de port tapissant, qui cet hiver, alors que je tournais le dos au soleil, s'étalait sur la pelouse en une suite de bifurcations. Je m'étais pris à penser que toutes ces fourches représentaient les chemins possibles de ma vie et que le tronc, dans lequel ma silhouette se fondait, était le présent. Au bout du bout de chaque branche, les boules des bourgeons m'apparaissaient comme autant de petites têtes de mort grimaçantes, illustrant de façon radicale une fin semblable à tous ces voyages possible.

En conclusion, il y en aurait eu un sur l'ombre de ce même arbre revu plus tard au mois d'avril, alors que les bourgeons étaient changés en feuilles et que le fin dessin des branches tortueuses était devenu un abri contre les bombardements de notre étoile : ébranlement sauvage du champ électromagnétique que les pissenlits et les pâquerettes renvoyaient en éclaboussures jaunes et blanches sur ma rétine ouverte et dubitative.

***

Il y avait aussi une sorte de poème, en prose... L'ode d'un ours à la lune. Une dédicace tranquille, bien au chaud dans la peau d'un ours des montagnes.

Frisson de myrtilles, étoiles noires débusquées roulant sur les papilles. Roches, mousses, tapis de feuilles mortes rousses et croustillantes, sources et crêtes, flaques de neige, nuages allongés sur les versants de fougère et plaintes silencieuses de l'animal solitaire. L'ours ne hurle pas avec les loups, il clopine en silence, rêveur sous les faisceaux d'argent.

C'était bien-sur un clin d’œil affectueux à toutes celles qui se plaisent à rayonner dans la nuit pour les ours en maraude...

***

Il y avait encore celui-là en forme de vibrant hommage.

Je voulais célébrer le guerrier, la forteresse, le bastion, le château fort, le rempart, le témoin, le bras droit, l'associé dévoué qui me sert de corps. Je voulais l'applaudir pour les coups encaissés, pour toutes les souffrances endurées à seule fin de protéger en moi une fragile espérance. Je voulais le comparer à une vieille bâtisse de campagne tassée par les années, dévorée par le lierre, fissurée par les racines d'une glycine mirifique. Une maison de maître, aux annexes étranges et disgracieuses, plusieurs fois effondrées et rafistolées, avec à l'intérieur, épargné par les murs épais, un enfant souriant et cruel qui la hante. Qui de la chose, qui de l'âme....

***

Et puis finalement, il y a celui-là.

Las de laisser traîner ces avortons de textes dans ma mémoire encombrée de bilans et de folles aventures à venir, j'ai décider de les mettre là... Punaisés comme autant de papillons sur la planche. Fauchés d'un seul coup de faux et assortis en bouquets.