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Renouer avec les perspectives familières d'une ville qu'on a sue et qu'on a oubliée. Se dire, je connais ces toits, ces fils électriques, ces abîmes d'escaliers. Je connais ce dédale de portes et de fenêtres. Je connais ce square et cette allée sinueuse, ces murets, cette lumière, cette statue...

Renouer avec l'atmosphère familière d'une ville qu'on redécouvre amicale alors qu'on était parti fâché, plein de mépris et d'ennui. Se promener et derrière chaque place, chaque enfilade de pierres et de rayons de soleil, sentir les errances de sa jeunesse, comme de petites truites, remonter le courant du temps pour venir frétiller sous la paupière...

Renouer avec les grincements d'un plancher qui nous a vus ramper. Se dire, tout est minuscule, tout a rétréci. Cette porte, ce couloir, cet escalier en toc et ces angles impossibles, cette armoire, ce radiateur toujours trop chaud... Tout est minuscule... S'asseoir précautionneusement dans la cuisine et regarder une dernière fois par la fenêtre...

Renouer avec les arbres d'une ville qu'on a laissée derrière soi pour grandir. Se dire : ils ont grandi eux aussi. Ils sont énormes. Ils soulèvent le goudron, cassent le trottoir, effrayent la statue profanée, ombragent mortellement la pelouse. Je les ai vus, brindilles, juste plantés avec une étiquette et du grillage autour du tronc. Ils ont grandi...

Renouer avec la monstruosité du temps qui passe dans une ville que la mémoire éclabousse de nostalgie. Ne rien se dire en revenant sur ses pas. Se laisser enivrer par le parfum de la mort, ce foulard poussiéreux qui se noue autour du cœur lorsqu'on regarde derrière soi.

Renouer avec soi, la peur, la folie, la douleur, et garder un sourire enjôleur pour la boulangère qui vous prend pour un étranger...

Un conte défait

Les dents blanches et fleuries de la petite maison perdue dans le bonnet de nuit de cette clairière traversée par de longs rayons poussiéreux, présumèrent qu'un bûcheron, flânant dans les galettes, prenait le risque de beurrer sa bobinette.

Alors que le loup, voletant de merveilles en pots de soupe, expédiait ses grands paniers sur le tranchant d'un chaperon caché sous les draps ; depuis les fourrés, la mère, grimée bien sûr en hache, cherrait en tirant toujours plus près, mon enfant.

Complétement nues, jonquilles, pâquerettes et imagos jaune citron, jouaient à me réchauffer, posés sur la table, alors que dans l'armoire, mon enfant, le rôti sifflotait.

La grand-mère avait déployé ses cuisses velues au-delà des petits pots de beurre. Dans les chemins souterrains de ronces et de genévriers, les "tu as de grands yeux c'est pour mieux t'envoyer à l'autre bout de la forêt mon enfant " retentissaient comme le son "en grosses bottes" du chant des oiseaux perdus dans les frondaisons des habits rusés, jetés à même le sol, comme sortis d'un ventre.

Et les cris de frayeurs mêlés aux caresses affectueuses du jus de cerise, d'un couteau aux grands bras, mon enfant, alors que le feu s'éteignait et que la laisse trop courte étranglait le chemin le plus sûr, firent le doute subsister d'une main ferme.

Les longues oreilles c'était pour mieux ronfler bruyamment mon enfant, sur le tapis, près d'un tronc d'arbre confortable. Il lui fit loin d'ici sa demande pour se déshabiller encore.
Moralité

Prenez du plaisir avec votre grand-père, mais uniquement en sautant sur ses genoux.

Hibou

Il sort de son trou terriblement sombre
Il sort dans la nuit noire le hibou
Il n'a peur de rien à l'ombre de l'ombre
Il regarde l'obscur de ses deux grands yeux fous
Il attrape la moindre poussière brillante
De ses yeux abyssaux le moindre rayon
Passe à la trappe de la pupille géante
Qui palpite au milieu des vagues de son iris blond


Il voit tout
Mais il ne dit rien
Le hibou

Crash test

L'autre hivers, dans ces brumes que les vents du pôle cristallisent sur le verre et le métal sagement exposés dans les rues, une chose incroyable a retenu mon attention.

Dans toute cette blancheur immobile, entre les lignes sensuelles des automobiles, la banalité rassurante des trottoirs et le design paternaliste du mobilier urbain, une traînée de plumes grises voltigeait un peu partout dans la rue et dans le caniveau.

La mort, ogresse désinvolte, avait jeté une poignée de confettis, comme ça, pour faire la fête.

Je me suis immédiatement souvenu des poulaillers de mon enfance lorsque les chiens, les fouines, ou le renard à deux pattes et son petit couteau pointu venaient assassiner nos plus belles pondeuses...

Il ne restait souvent que le plumage, laissé dans la bataille sur la paille crottée... La poule elle, avait disparu, et ses œufs futurs étaient décomptés.

Tel un petit Poucet curieux, j'ai suivi les plumes éparses. Au bout d'une dizaine de mètres je vis l'animal, un pigeon. Il était mort dans une étrange posture, le cou tordu. On aurait dit qu'il avait été jeté par une main géante contre le mur après avoir rebondi plusieurs fois sur le sol avec perte et fracas.

Était-ce la couleur grise avion de l'animal ou bien la trajectoire suggérée par la chronologie de mes découvertes, toujours est-il que j'ai immédiatement compris que j'étais sur la scène d'un crash.

Un étau de fraîcheur, avide de soutirer à ma frêle existence sa chaleur difficilement gagnée, se glissait sous la cloche de mon manteau. J'ai pensé à ce pigeon, affamé, galérant dans l'air froid et gluant.

Pas de courant chaud pour remonter rapidement le long des façades attraper quelques rayons de soleil. Pas de pique-nique opulent dans les parcs ou sur les terrasses pour remplir ce petit estomac dilaté par de mauvaises habitudes estivales. J'imagine ses ailes, tranchant la brume verglaçante et sous les plumes, la petite volaille d'habitude si chaude qui gèle lentement. Son cœur bat trop vite. Il veut prendre de l'altitude. Il cherche un peu de lumière tiède. Il est à bout de force, et s'arrête soudain, foudroyé par la mort, ou le sommeil, ce qui en plein vol, vous en conviendrez, revient au même. Son ambitieuse trajectoire se transforme en plongeon sans grâce. Un saut de l'ange raté pour ainsi dire. Il n'est plus qu'une grosse pierre fonçant vers le sol à vive allure. Un premier impact, son aile explose, s'éparpille sous la violence du choc, il rebondit, une fois ou deux et finit sa course brisée contre une façade, la tête faisant un angle étrange par rapport au reste de son corps.

Dans toute cette blancheur immobile, entre les lignes sensuelles des automobiles, la banalité rassurante des trottoirs et le design paternaliste du mobilier urbain, une traînée de plumes grises voltige un peu partout dans la rue et dans le caniveau.

La mort, ogresse désinvolte, a jeté une poignée de confettis, comme ça, pour faire la fête.

Personne n'a donné l'idée à nos pigeons de partir dans les pays chauds lorsque Borée radine ses congères ?

Si je prends le temps de raconter cette histoire, c'est que toute la semaine, j'ai croisé sur mon chemin des oiseaux crashés. Coincés dans un grillage, aplatis sur la route jusqu'à devenir de véritable Picasso, éclatés dans un coin, au bord d'une poubelle, ou plantés dans l'herbe d'un parc pour les plus chanceux.

Toc ! Toc ! Toc !

Tous ces oiseaux qui meurent en plein ciel ont fini par frapper à la porte de mon imaginaire.

Sur mon paillasson, un charnier de mésanges, de rouges-gorges, de moineaux, de fauvettes, de grives et de pinsons s'accumule au rythme du son des corps glacés frappant le bon bois de mon huis.

Toc ! Toc ! Toc !

Tous congelés. Tous fauchés en plein vol, tous tombés au combat, en kamikazes amoureux éconduits par la vie.

En discutant à gauche à droite, même s'il faut que je vous confesse que je discute plutôt à gauche ces derniers temps, quelques hallucinés de la raison du plus fort m'ont démystifié.

Intel 1 : " Ce n'est pas ça. Les oiseaux ne meurent pas en plein vol, Jean-Baptiste ! Non ! Ils se cachent dans un coin pour mourir. Mais vois-tu, comme ces affreux pigeons salissent notre belle cité, on a lâché des rapaces pour en réduire un peu la population. Tu le sais, Jean-Baptiste, les pigeons ce n'est pas hygiénique ! Tu comprends ? Ils mangent dans les poubelles, ces rats volants ! On a lâché des éperviers je crois... et bien sûr il y a quelques dommages collatéraux ! "

Intel 2 : " C'est la grippe aviaire ! Tu n'écoutes pas la radio ou quoi ? Il y a la grippe aviaire en ce moment ! On extermine les canards en Dordogne ! Tu sais, au moment où tu me parles, des millions de canards, de canes et de canetons sont abattus et brûlés. "

Question au passage : " Égorgés, électrocutés, gazés, écrasés, empoissés, piqués, décapités ? Il n'y a personne pour le préciser. Comme d'habitude les choses les plus croustillantes nous sont toujours dérobées ! Mais que font les journalistes ? "

Intel 3 : " Chaque hiver c'est la même chose, personne ne pense à mettre des graines sur son balcon. Il faut dire que la fiente de volatile ce n'est pas facile à nettoyer, et puis, je crois qu'il est interdit d'aider les oiseaux, il y a en trop. Ils n'ont qu'à suivre les oies sauvages s'ils n'aiment pas notre pays. Il fait bon vivre de l'autre côté de la Méditerranée ! "

Recette du tajine de pigeon européen :

- Abattre un pigeon européen bien chargé en jus de poubelle et en particules fines à la kalachnikov.
- Dans le trou pratiqué par la balle mettre une poignée de clous de girofle et flamber à la poudre.
- Déguster dans les tranchées avec un bon vieux coca zéro tombé du camion.

Ouf ! Me voilà rassuré.

Je file acheter des boules de graisse et de graines pour les oiseaux qui survivront à la grippe aviaire et aux serres des rapaces de la municipalité et, en attendant le retour des hirondelles, des pâquerettes et des pissenlits, je bats des ailes avec vigueur.

Ma quête de chaleur et de lumière quotidienne est bien nourrie par l'affection de mes proches, par la beauté du monde et son infusion perpétuelle de poésie.

En attendant de me "poser", je plane sans frayeur sous l'ombre maternelle de la faucheuse, qui de son amour inconditionnel, je le sais, ne me décevra pas.

Si la vie est une chute libre, la mort c'est l'atterrissage...

Libération

Il y a de la lumière, c'est tout ce qui compte. Les ténèbres tapies en robe de velours se coulent sur l’encolure des loups féroces de notre enfance.

Il y a de la raison, c'est tout ce qui compte... Elle est là, comme ces cages que l'on glisse dans l'eau verte, pour veiller sur le spectacle dentelé des requins en proie aux loopings frénétiques. Bien à l'abri derrière les barreaux nous contemplons la folie du monde qui crépite en pluie tiède d'informations sensorielles futiles.

Des principes, des façades, des préjugés, des peurs, des illusions, des mensonges nous préservent du flot fou du désir, de l'émotion, et de nos pulsions contradictoires.

On range et on se range sagement jusque dans la boite ouvragée de notre cercueil où docile on se tape un dernier sommeil...

Et si cette année on lâchait un peu la bête...

Si on réveillait les révoltes de l'enfance...

Si on jetait l'argent par les fenêtres...

Si on s'embrassait plus longtemps et plus profondément au lieu de se brosser les dents.

Si on acceptait de ne pas tout contrôler, de se laisser emporter, de casser la vaisselle, de brûler sa voiture, et de conclure dans un grand rire libérateur que ce qui est fou, aujourd'hui c'est de ne pas l'être...