Crash test

L'autre hivers, dans ces brumes que les vents du pôle cristallisent sur le verre et le métal sagement exposés dans les rues, une chose incroyable a retenu mon attention.

Dans toute cette blancheur immobile, entre les lignes sensuelles des automobiles, la banalité rassurante des trottoirs et le design paternaliste du mobilier urbain, une traînée de plumes grises voltigeait un peu partout dans la rue et dans le caniveau.

La mort, ogresse désinvolte, avait jeté une poignée de confettis, comme ça, pour faire la fête.

Je me suis immédiatement souvenu des poulaillers de mon enfance lorsque les chiens, les fouines, ou le renard à deux pattes et son petit couteau pointu venaient assassiner nos plus belles pondeuses...

Il ne restait souvent que le plumage, laissé dans la bataille sur la paille crottée... La poule elle, avait disparu, et ses œufs futurs étaient décomptés.

Tel un petit Poucet curieux, j'ai suivi les plumes éparses. Au bout d'une dizaine de mètres je vis l'animal, un pigeon. Il était mort dans une étrange posture, le cou tordu. On aurait dit qu'il avait été jeté par une main géante contre le mur après avoir rebondi plusieurs fois sur le sol avec perte et fracas.

Était-ce la couleur grise avion de l'animal ou bien la trajectoire suggérée par la chronologie de mes découvertes, toujours est-il que j'ai immédiatement compris que j'étais sur la scène d'un crash.

Un étau de fraîcheur, avide de soutirer à ma frêle existence sa chaleur difficilement gagnée, se glissait sous la cloche de mon manteau. J'ai pensé à ce pigeon, affamé, galérant dans l'air froid et gluant.

Pas de courant chaud pour remonter rapidement le long des façades attraper quelques rayons de soleil. Pas de pique-nique opulent dans les parcs ou sur les terrasses pour remplir ce petit estomac dilaté par de mauvaises habitudes estivales. J'imagine ses ailes, tranchant la brume verglaçante et sous les plumes, la petite volaille d'habitude si chaude qui gèle lentement. Son cœur bat trop vite. Il veut prendre de l'altitude. Il cherche un peu de lumière tiède. Il est à bout de force, et s'arrête soudain, foudroyé par la mort, ou le sommeil, ce qui en plein vol, vous en conviendrez, revient au même. Son ambitieuse trajectoire se transforme en plongeon sans grâce. Un saut de l'ange raté pour ainsi dire. Il n'est plus qu'une grosse pierre fonçant vers le sol à vive allure. Un premier impact, son aile explose, s'éparpille sous la violence du choc, il rebondit, une fois ou deux et finit sa course brisée contre une façade, la tête faisant un angle étrange par rapport au reste de son corps.

Dans toute cette blancheur immobile, entre les lignes sensuelles des automobiles, la banalité rassurante des trottoirs et le design paternaliste du mobilier urbain, une traînée de plumes grises voltige un peu partout dans la rue et dans le caniveau.

La mort, ogresse désinvolte, a jeté une poignée de confettis, comme ça, pour faire la fête.

Personne n'a donné l'idée à nos pigeons de partir dans les pays chauds lorsque Borée radine ses congères ?

Si je prends le temps de raconter cette histoire, c'est que toute la semaine, j'ai croisé sur mon chemin des oiseaux crashés. Coincés dans un grillage, aplatis sur la route jusqu'à devenir de véritable Picasso, éclatés dans un coin, au bord d'une poubelle, ou plantés dans l'herbe d'un parc pour les plus chanceux.

Toc ! Toc ! Toc !

Tous ces oiseaux qui meurent en plein ciel ont fini par frapper à la porte de mon imaginaire.

Sur mon paillasson, un charnier de mésanges, de rouges-gorges, de moineaux, de fauvettes, de grives et de pinsons s'accumule au rythme du son des corps glacés frappant le bon bois de mon huis.

Toc ! Toc ! Toc !

Tous congelés. Tous fauchés en plein vol, tous tombés au combat, en kamikazes amoureux éconduits par la vie.

En discutant à gauche à droite, même s'il faut que je vous confesse que je discute plutôt à gauche ces derniers temps, quelques hallucinés de la raison du plus fort m'ont démystifié.

Intel 1 : " Ce n'est pas ça. Les oiseaux ne meurent pas en plein vol, Jean-Baptiste ! Non ! Ils se cachent dans un coin pour mourir. Mais vois-tu, comme ces affreux pigeons salissent notre belle cité, on a lâché des rapaces pour en réduire un peu la population. Tu le sais, Jean-Baptiste, les pigeons ce n'est pas hygiénique ! Tu comprends ? Ils mangent dans les poubelles, ces rats volants ! On a lâché des éperviers je crois... et bien sûr il y a quelques dommages collatéraux ! "

Intel 2 : " C'est la grippe aviaire ! Tu n'écoutes pas la radio ou quoi ? Il y a la grippe aviaire en ce moment ! On extermine les canards en Dordogne ! Tu sais, au moment où tu me parles, des millions de canards, de canes et de canetons sont abattus et brûlés. "

Question au passage : " Égorgés, électrocutés, gazés, écrasés, empoissés, piqués, décapités ? Il n'y a personne pour le préciser. Comme d'habitude les choses les plus croustillantes nous sont toujours dérobées ! Mais que font les journalistes ? "

Intel 3 : " Chaque hiver c'est la même chose, personne ne pense à mettre des graines sur son balcon. Il faut dire que la fiente de volatile ce n'est pas facile à nettoyer, et puis, je crois qu'il est interdit d'aider les oiseaux, il y a en trop. Ils n'ont qu'à suivre les oies sauvages s'ils n'aiment pas notre pays. Il fait bon vivre de l'autre côté de la Méditerranée ! "

Recette du tajine de pigeon européen :

- Abattre un pigeon européen bien chargé en jus de poubelle et en particules fines à la kalachnikov.
- Dans le trou pratiqué par la balle mettre une poignée de clous de girofle et flamber à la poudre.
- Déguster dans les tranchées avec un bon vieux coca zéro tombé du camion.

Ouf ! Me voilà rassuré.

Je file acheter des boules de graisse et de graines pour les oiseaux qui survivront à la grippe aviaire et aux serres des rapaces de la municipalité et, en attendant le retour des hirondelles, des pâquerettes et des pissenlits, je bats des ailes avec vigueur.

Ma quête de chaleur et de lumière quotidienne est bien nourrie par l'affection de mes proches, par la beauté du monde et son infusion perpétuelle de poésie.

En attendant de me "poser", je plane sans frayeur sous l'ombre maternelle de la faucheuse, qui de son amour inconditionnel, je le sais, ne me décevra pas.

Si la vie est une chute libre, la mort c'est l'atterrissage...