L'usine

J’ai passé toute ma journée entre les poutrelles métalliques d'une usine à l'abandon. Les particules d'amiantes, de rouille, de tissu synthétique imprégné d'urine de rats malade, et autres poussières grasses et collantes, je le sens, marinent encore dans les plis roses de mes jolis poumons de non-fumeur invétéré.

Durant ma visite, une alternance d'averses, de vent et de violentes éclaircies ébranla cette grande baleine de brique et de métal échouée prés de la rivière. Dans la carcasse, goutte à goutte verdâtres et luisances irisées douteuses renforcèrent ma sensation d'être un parasite mastiquant un chemin dans le ventre d'une immense charogne.

Le patron a récupéré ses billes il y a longtemps et joue avec sur les plages de Birmanie. Les derniers ouvriers agonisent lentement, tout nostalgiques, dans la maison de retraite à côté du crématorium.

Ce qu'il reste c'est de la poésie, celle des ruches sans abeilles, celle de la désolation, la même que celle des chagrins d'amour, et que celle de la cuillère qui tinte dans les ténèbres amers du café de ce jour.

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humour d'asticots
rien n'est plus vivant
qu'un cadavre

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Marjolaine

soleil automnal ~
une pomme sous mes crocs
éclate en morceaux
l'amande amère des pépins
me ramène ton souvenir


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... L'autre fois, troublante, de la marjolaine, avec son odeur mauve, petite fleur que j'avais arrachée à sa colonie pour pimenter ma promenade.


... De la marjolaine donc, dont la tige roulait entre mes doigts alors que d'autres parfums encore, comme seule une nuit fraîche peut en suinter, agaçaient ma narine.


... De la marjolaine si pimpante dans le brouillard, agaçant mes narines, pimpante sous les étoiles, qu'on imagine parfois à défaut de les voir, que je m'étais arrêté pour la regarder longtemps.


... De la marjolaine qui, étrangement, avec tout ce silence de nuit, avec les effets de lumière des éclairages publics, avec cette somnolence que je traîne lorsque c'est la fin de mon errance nocturne, avec les pas feutrés des chats dans l'herbe et sur les planches humides du jardin botanique ( j'étais « allée Giono », juste à côté ) ; va savoir ce qui se passe la nuit, entre chats et souris et ... serpents...


... De la marjolaine, pardon, je me perds...


... De la marjolaine qui me poussait à divaguer, pour ne pas dire divaldinguer, divalsouiller ou diva dingue et trop gaie... enfin tu vois l'idée.


... Je tiens à vous rappeler qu'il y avait un très léger brouillard, peut-être une fumée toxique, ou bien des larmes dans mes yeux... la cataracte !... Je ne sais pas... Bref... Un sentiment impossible à décrire, floriforme sans doute, enraciné dans les frais souvenirs que j'avais d'elle.


... Une impression plutôt qu'un sentiment, si je dois être tout à fait honnête. Une impression donc me ramenant à sa présence ici, sur terre : dernier élément d'une pentagulation démoniaque : étoiles invisibles, brouillard, nuit, petite fleur mauve.


... Mon impression, pour ne pas dire mon frisson, était que cette fleur, peut-être, était la clef.


... Oh, ce n'est pas tout à fait ça, mais les mots nous trahissent comme seuls peuvent le faire les meilleurs amis.


... De la marjolaine donc, et à cet instant cristallisant un puissant sortilège, la lune est apparue, j'ai respiré le brouillard et j'ai plongé dans un autre monde.


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l’arbre est agité
et bruisse dans la grisaille
il y a du vent
tous ces rêves qu’on retient
un jour d’automne s’envolent*


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Ecrire

matin gris
je caresse l'espoir il s'enfuit


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Le vieil encrier se renverse sur la page blanche, par chance, il est vide, ou bien l’encre est sèche. J’enfonce mon doigt à l’intérieur, long frémissement de l’encrier, et à l’intérieur : pfff ! de la poudre noire...


J’ai dans une boite des plumes. Une grande boite. Plus jeune, j’allais chercher de quoi écrire un peu partout, et je m’enorgueillis d’une belle collection. De l’oie, de la buse, du vautour, du corbeau, de l’ange, du paon, de la dinde, j’ai même de l’autruche.


Mais, ça me pèse sur le poignet l'autruche pour écrire, alors je l’utilise uniquement pour les poèmes en une seule syllabe. «Crac» est le plus connu, et bien qu’un peu complexe pour un monosyllabique, ce poème j’en suis fier, les enfants l’adorent. Même les cancres l’apprennent en une seconde.


Malheureusement, et comme par hasard, il n’est jamais au programme. Pourquoi donc ? Je vous le donne en mille, c’est plus facile de faire croire aux enfants que la poésie est un truc ennuyeux et long, plutôt que de les faire trimer sur le pourquoi du comment !


Bon ! En ouvrant la boite à plume, je découvre l’ouvrage de ce salopard de temps. Les calamus sont encore bons, tout taillés qu’ils sont, en pointe - certes émoussées - mais taillés par la lame de ce coupe-chou dérobé en 1973 sur le tournage de « mon nom est personne » ; mais pour ce qui est des barbes, c’est la crise. Tout tombe en poussière : autant prendre des crayons !


La table est là, elle, bien là, vermoulue comme j’aime, un peu branlante à cause d’une de ses pattes trop courte. Je la regarde tourner en rond dans la cour pavée de granits obsolètes. Brave petite table qui galope sur trois pattes ! J’ai ai des larmes qui perlent des perles car je suis verni.


Par contre, je ne vois pas cette satanée chaise, elle doit encore être partie à Cuba se faire fumer les barreaux. Je renonce définitivement avec elle. Si je la croise, je la fracasse illico dans la porte de la chambre qui aime bien un peu d’action de temps en temps.


Enfin, il y a aussi des tas d'autre raisons pour ne pas écrire ce soir. Que voulez-vous ? Encore une histoire d’amour folle et romantique dont l’issue est déjà connue au départ, et dont (même si la "framboisie" des cœurs sauvages s’entredévorant au couchant regorge de geysers spasmodiques et jouissifs) le sujet sera épuisé avant même d’avoir trouvé une pieuvre fraîche et lui avoir soutiré quelques centilitres de son jus le plus noir.


Voyez, c’est pas simple d’écrire, et encore, je suis sympa, je ne vous parle pas de l’inspiration qui, maitresse hystérique, et c’est de notoriété internationale, vous attrape à n’importe quelle heure pour vous faire cracher au bassinet ou vous laisser en plan au bord de la route, au milieu des poils pubiens, voire dans les beaux draps d’une femelle hôpital aussi impitoyable qu’une mâchoire de dobermans sous amphétamines.

Alors c’est décidé, ce soir, je prends mon gilet jaune et je bloque toutes les issues de mon cerveau. Je n’écrirai pas une ligne dans de telles conditions de travail !


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route de nuit
j'écrase un petit chagrin