Feu de paille

J'ai vu un feu d'artifice. Il portait bien son nom. Des tonnes de poudre et de métaux précieux compressés dans du carton et du plastique et crachés dans l'atmosphère humide qui plane au-dessus de la coulure du fleuve. De la poudre et du fer, du potassium, du calcium, du strontium, du baryum. Tout un tas de trucs en "nium", d'aluminium et de magnésium balancés en musique dans les étoiles qui ricanent, pour que les couleurs inondent les rétines innombrables des ballots.

J'ai les mains dans les poches, les yeux dans le ciel et la bouche ouverte. La fumée, éclairée par la lumière des lampadaires, dessine entre les salves d'étincelles multicolores d'étranges structures en trois dimensions. Squelette de dragon aux formes traînantes très vite effacé par les explosions de poudre et de métaux précieux. Le potassium pour le violet, le cuivre pour le vert, la limaille de fer pour le doré qui pétille et tout un tas de trucs en "ium" pour offrir aux rétines des ballots tout le spectre électromagnétique visible dans tous les sens et sous les étoiles qui ricanent. Oui, les étoiles sont moqueuses lorsque les hommes jouent avec le feu. Les années lumières qui nous séparent n'y changent rien, je les entends glousser à chaque explosion nucléaire. Boum ! Boum ! Boum !

Quand la mèche allume la poudre tout va très vite. La combustion engendre la création de gaz. Ces gaz comprimés dans le carton et le plastique sont éjectés à grande vitesse et se répandent en passant le mur du son, entraînant dans leurs pétarades des flammes multicolores. L'air en est tout violemment secoué. Cette onde, ce soir, me touche et me masse en profondeur, excitante et angoissante à la fois.

Je pense à la guerre, aux bombes, aux corps déchiquetés. Chaque "boum" dans la nuit est un boum dans mon cœur. Depuis quelques jours des petits boums vicieux animent ses cavernes purpurines. Il est à la fête. Un feu d'artifice d'émotions contradictoires. Les chauves-souris et les salamandres grouillent en criant qu’elles ont perdu le sommeil. Les boums réveillent les fantômes croupissants et dissipent les illusions dans une traînée de ricanements sinistres. Boum ! Boum ! Boum !

Je suis soudain lassé de cette comédie. L'odeur de soufre qui se balade dans les courants d'air me fait penser au diable et à sa ruse fondamentale, faire croire qu'il n'existe pas. Bordeaux cité des esclavagistes, avec son fleuve domestiqué et sa place de la Bourse en or. La fête du vin, la fête des pesticides, de la monoculture débile, de l'alcoolisme, des cirrhoses, des femmes battues, des suicides, des passages à l'acte, des enfants avinés le soir de Noël, souillés par un poison national tout juste bon à désinfecter les plaies. Toute cette belle énergie transformée en piquette. Des millions et des millions dépensés au nom d'un jus de raisin fermenté. De crédules amateurs à qui le marketing fait croire qu'ils boivent des "Châteaux".

Boum ! Boum ! Boum !

Je n'aspire qu'à un feu d'artifice tiré au ciel au nom de l'amour. Un feu d'artifice de foutre et de salive craché à la face du monde avec ses retombées salaces, ses explosions d'orgasmes et de câlins, ses crépitements de baisers, ses infinies cascades de pétales de roses. Un feu d'artifice d'amour pour célébrer la fraternité, la fin de la loi du plus fort, le partage et le respect. Un feu d'artifice à la vie et à la complicité des corps et des cœurs en joie, libérés du jugement et de la honte.

Boum ! Boum ! Boum ! Boum ! Boum ! Boum !

Le bouquet final emplit mon horizon de pacotilles dorées. J'entends les ballots et leurs rétines déflorées soupirer d'aise et d'admiration. Ils font les blagues habituelles sur leurs impôts qui partent en fumée et tissent des comparaisons avec le feu d'artifice de l'année d'avant. Une dernière et fracassante grappe de boums et je me réveille. Dans la foule je suis seul et je ne suis pas le seul. J'ai vu un feu d'artifice. Il portait bien son nom. Des tonnes de poudre et de métaux précieux jetées en pâture à la nuit.

Mon amertume de poète en est toute tristement joyeuse.