Nocturne




   La Lune est prisonnière d'un halo brunâtre, presque pleine elle goutte, éblouissante dans son auréole douteuse de brumes irisées.
   Il est minuit. Emmitouflé, j'arpente les ruelles d'un village de montagne. Sur la place, un des quatre tilleuls a perdu toutes ses feuilles. Il est précoce. Ses voisins jaunes et verts tremblotent dans les vagues glaciales qui emportent la vapeur de mon souffle au passage.

Monument  aux morts
Sur le fusil du soldat, au bout, hiberne l'escargot


   Les réverbères et leurs lumières chimiques plaquent la chélidoine sur le mur de l'église. Le vert mat et "peau de rainette " de la plante m'affole les pupilles.
   Plus loin, une fleur à symétrie bilatérale dépasse d'un bac décoratif avec quelques feuillages ronds montés sur tentacules. S'il gèle cette nuit, ce joli buisson de nénuphars volants avec ses vouivres multicolores ne sera plus qu'un vieux plat de spaghettis.
   Sans même utiliser mes doigts, embrassant les pétales orange vif, je déguste.

Le goût de la capucine
un baiser de la reine des grenouilles


   J'approche lentement de mon objectif. Il n'y a personne pour me voir tout de noir vêtu, me glisser par la porte ouverte de ce petit cimetière de campagne. Je suis là pour le travail. Nulle pelle, nul pied-de-biche, pas de bombe de peinture ou de colis suspect. Je cherche juste l'inspiration.
     L'été dernier, accablé par la pluie tiède d'un orage, la foudre et le vent agaçant ma peau trempée, j'étais ici. Je m'étais imaginé, pour défier la mort, une notice pratique pour faire l'amour correctement dans ces lieux de recueillements et de méditations morbides.
    Je viens donc, le jour de la fête des Morts, pour prendre des mesures.

Halloween au cimetière
un chat noir se déguise en chat noir


   En effet, et ne me dites pas que vous n’y avez pas pensé, les différentes sépultures et autres simulacres de catafalques offrent de nombreuses possibilités de divertissements putassiers.
    Le caveau de la famille Lang est juste à la bonne hauteur. Ce petit tumulus pierreux au nom de Paul Lelièvre se prêtera parfaitement à des pratiques bestiales. Et cette structure de fer forgé à l'ombre d'un immense cyprès posé en hommage à Natacha Justin Bra, grince déjà de spasmes énamourés.

Joubarbes dressées
je caresse l’ombre de la croix


   Des croupes jaillissent des mausolées. Des poitrines s’écrasent sur le marbre glacé. Des roses éparpillent leurs pétales en claquant sur la peau. Un iris de velours fauve se glisse sur les courbes abandonnées. Des chants voluptueux se mêlent aux murmures des feux follets, et aux sifflements gaillards les damnés qui commentent le spectacle. Au passage, les ongles rouges de quelques succubes fraîchement déterrées griffent les lichens jaunes d’or et arrachent des poignées de mousse gorgée de parfum forestier ; c'est alors qu'un petit jésus d’ivoire, briqué de la veille, tout luisant me susurre : 



Ô Marie-Madeleine
un verger dévasté par l'orage


   Plus je m'enfonce dans le cimetière, tournant et virant, imaginant le pire et le meilleur, et plus je m'éloigne de la lumière artificielle de la grande avenue. Des zones de ténèbres s'étalent de façon interminable sous les hauts murs de l'église. Les jeux d'ombre font apparaître, de façon inopinée, des formes humaines.
    Je sursaute. Une âme en peine assise sur sa pierre tombale, la tête entre les mains, pleure en silence sans autre espérance que celle qu'on écourte son éternité de néant à venir. Je me change un instant en statue, et je disparais du monde des vivants.
    Suis-je réellement seul dans ce cimetière ?

Silence glacé
l'ongle gratte le bois lentement


   Croiser quelqu'un la nuit par ici ça doit être une expérience éprouvante. Le plus effrayant étant d'imaginer ce que fait cet individu à la faveur de l'obscurité, à regarder les noms sur plaques, à caresser les chrysanthèmes du bout des doigts, à boire des gouttes rosées glacées à même la porcelaine des fleurs incrustées sur un grand crucifix de fer dentelé.
   Celui qui a peur de son ombre n’a jamais croisé la mienne, la nuit, dans une petite nécropole de campagne.

Soirée au champ de navets
personne pour me payer un ver


   Je sors de l'ombre et de ma torpeur et j'arpente l'allée du fond. La pierre brute et la rouille remplacent le marbre et le ciment. Le temps a bien travaillé : tout est de traviole. On imagine les ossements en vrac des habitants sous les dalles brisées.
   Je m'appuie sur une énorme stèle, "Famille... effacée", et je lève la tête. "Ursa Minor" se trouve juste à la verticale du caveau, dans le prolongement d'un cippe fissuré envahi par le lierre. Les autres constellations me semblent toutes parfaitement ordonnées selon un ordre ésotérique effrayant. Je regarde le clocher, énorme fusée, il est octogonal. La lune partage la vedette avec lui, semblable maintenant à un œil globuleux enfoncé dans une noire orbite. Les deux sont penchés sur moi.

Chrysanthème
clown j'ai retrouvé ta perruque


   Je rejoins l'allée centrale à pas vif essayant de  reprendre ma songerie graveleuse. Une plaque de marbre grisâtre aguiche mon regard. Des lettres sont gravées. Elles ont dû être peintes en plus il y a longtemps et le tout ressemble ce soir à une orgie de visages en pleurs déchirés de mascaras dégoulinants.
   Je m'écarte pour laisser la lumière ruisseler sur les traces noires et les lettres gravées, et la première chose que je lis, c'est mon prénom: Jean-Baptiste.

Epitaphe
je vous aime comme au premier jour


   Ma partie de jambes en l'air imaginaire tourne au vinaigre. Lorsque que je me dirige vers la sortie, je m'aperçois que la porte, tout à l'heure grande ouverte, est close. Ça doit être le vent, rien de plus. Un corbeau arrive et se pose sur une croix que j'avais ignorée. Il me regarde et dans ses yeux, toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve.
   Derrière lui la lune me lorgne et s’enfonce dans les soies anthracite de l'espace. Elle projette l'ombre du corbeau sur le sol et de cette ombre qui gît, flottante à terre... mon âme ne s'élèvera "jamais plus ".

Nevermore
le corbeau d'Edgard Allan Poe est de retour


    Au royaume des cadavres, les poètes sont rois. Je ne suis ni mort, ni vivant, juste seul, et ma solitude tremblote comme la flamme de cette petite bougie qui n'en finit plus de s'éteindre dans son photophore entre deux simulacres d'organe reproducteur de rosacées en plastique.
   Mon très cher, ma précieuse, notre adoré, ma délicate, notre regretté. Nous possédons les morts et les morts nous possèdent. Il est temps d'allonger les fantômes sur le divan.
   En sortant, je laisse la porte ouverte, les courants d'air étant, je le sais, par leurs caprices joyeux d'excellents compagnons de voyage.

Odeur de givre
un livre se gondole sur le radiateur


   Le café brûlant lance ses volutes jusqu'à mes narines. Il me traîne dans une vallée du Guatemala avec la grâce d'un condor d'encre et de paillettes.
   Tout à l'heure sur le chemin du retour, de minuscules "Gueules de loup", reptation verticale de mauve et de bleu, m'ont réconcilié avec les étoiles. Leurs petits yeux jaunes ont piqué mes nerfs comme des aiguilles.
   Avec minutie et ténacité, je prends quelques heures sur celles qui me sont imparties pour vous raconter tout ça...

Souvenir
le temps sculpte des histoires