Mon esprit s'accroche partout. Il se pose, drapé soyeux sur le monde,
et lorsque qu'une chose déploie un peu sa bizarrerie de façon piquante,
il s'accroche et se troue, sonnant l'alarme pour mes quatre mille deux
cent trente-trois sens.
Hier ce fut les bourgeons de peupliers
luisant de propolis, émaillés de givre, balancés doucement par un air
sublime et glacé. Aussi dans le désordre de la vie : des ongles rouge
sang accrochés à une jolie main blanche, la silhouette louche des
troupeaux de chênes en contre-jour d'un coucher de soleil violaçant, la
tourterelle turque sur l'antenne télé du voisin, une jonquille plantée
dans le volcan de mon cœur qui fane doucement en signe de désespoir, des
minutes de silence à la mémoire de tous ses chevaliers morts de honte
de n'avoir pu sauver personne, des chansons d'amour pleines d'illusions
et de violons, des promesses rassurantes coulant comme du poison sur les
braises ardentes de l'impatience...
Mon esprit s'accroche
partout. Il se pose, drapé soyeux sur le monde, et il s'étire. Les
images, les souvenirs, les émotions, les désirs, les mensonges, toute
cette bande de choses qui tire à hue et à dia écartèlent ma frêle et
sensible toile. Je pleure. Parfois de grosses mouches anthracites
pleines de tourbillons pétaradants et morbides la traversent en faisant
toute sorte de trous et d'effilochages. L'alarme hurle alors ses
imprécations stressantes, mais je ne me déplace pas pour cela. Ou si
peu, juste un petit sursaut... La mouche repart souillée par mon
silence et je m'applique à réparer la toile. Toujours plus fine, plus
sensible. Je veux sentir le moindre crissement de feuilles mortes, le
moindre soupir de papillon. Je veux chaque baiser comme unique entre
mille baisers.
Mon esprit s'accroche partout. Il se pose, drapé
soyeux sur le monde, et s'endort. Les étoiles, les matelas comblés de
corps, les nuages de nuit, les mouettes posées sur l'eau noire de la
Garonne, le sang sous la chair qui ruisselle comme ces torrents de
montagne que l'or des soirs fait mousser sonnant et trébuchant. Toutes
ces images, ces petits trésors, je les couvre sous la couverture tiède
et douce de ma pensée avant de sombrer peut-être pour toujours dans le
néant. Il ne faut pas négliger tout cela avant de s'endormir, car nul
n'est sûr de se réveiller.
Mon esprit s'accroche partout. Il se
pose, drapé soyeux sur le monde, et aussi donc sur les dépouilles des
morts qui nous sont chers et sur les dépouilles de ceux que l'on
voudrait plus morts encore, morts au point de n'avoir jamais existé...
Le réel a ceci de glaçant : pas de paradis, pas d'enfer, pas de justice
après la mort, pas de bon ou de mauvais dieu, juste ce perpétuel
héritage que l'on appel présent et que se partagent les survivants.
« Ne vous battez pas, il y en aura pour tout le monde. »
Tiens la tourterelle turque viens de s'envoler de l'antenne télé du voisin...
Le mouron des oiseaux a envahi mes jardinières délaissées, mais je
connais un enfant et une fille aux longs ongles rouges qui vont m'aider à
faire pousser de la menthe et des capucines sur mon balcon.