Sortie de route

Angoulême, la cité des nuages et ses faubourgs avinés, avaient éveillé la sombre enchanteresse Mélancholia.

Coulant le long des lignes blanches de la voie rapide en direction de Bordeaux, la cité des esclavagistes, il me prend l'envie de traquer une de ces noires angoisses tapies dans les souvenirs. J'ai une histoire avec la Charente, et sur cette portion de voie rapide entre Angoulême et Bordeaux, certains géonymes me rappellent où j'ai laissé des plumes.

Sans mettre de clignotant, sans même prendre une décision quelconque, je me suis glissé dans un de ces petits vaisseaux capillaires qui irriguent d'automobiles la campagne alentour.

J'ai juste suivi ce parfum de tristesse que les remugles du passé mélangent à la colère et à l'émerveillement.

En franchissant la barrière de collines précédant les méandres du fleuve, une bouffée de rage a planté ses banderilles dans l'espace situé exactement là, entre le thorax et l'abdomen. La dernière fois que je suis allé à Châteauneuf-sur-Charente, c'était pour mon premier job. Dix-huit ans... Debout à 4 h du matin pour filer dans les grottes profondes, chaudes et humides, ramasser des champignons de Paris.

" Le chef nous hurle dessus par principe, parce qu'il est le chef, pour qu'on se dépêche, alors qu'on est payé à la tâche. Lorsque je lui fais remarquer, je saisis une lueur d'angoisse dans son œil rougeaud. Il ne s’est jamais posé la question. Il est juste pressé d'en finir, pressé de nous presser. Il est juste en colère de passer sa vie sous terre avec des pauvres et des sacs de fumier. Avec les jeunes du coin qui se battent jusqu'au sang pour un panier. Avec les petites vieilles qui, pour ne pas perdre le rythme, urinent en travaillant, sans même arrêter de cueillir, laissant des traînées fumantes dans les rangs. Avec ces cavernes abandonnées au "Mycogone Perniciosa" : la molle ; un champignon parasite qui change les jolis "Agaricus bisporus" en affreuse tumeur purulente.

Je me souviens des journées chômées au camping, faute de récolte, à zoner au milieu des caravanes de gitan, des barbecues de nordistes en manque d'inspiration pour les vacances et les installations précaires des saisonniers de la champignonnière, avides d'essayer toutes les marques d'alcool anisé premier prix du super-marché du coin."

En effet, j'ai laissé quelques plumes là-bas, et une belle note au camping municipal.

La route tournicote entre les champs et les vignes. Je continue de suivre madame Nostalgie qui se déhanche avec son parfum de mort. Je retourne sur les lieux du crime : Chateauneuf-sur-Charente. Je ne reconnais rien... Des ronds-points partout... Ah si ! L'usine et son mur de crépi interminable et sans fenêtres. Les plantes rouquines de la voie ferrée. Oui ! Suivre la voie ferrée... Voilà... Le camping n'est plus là, mais les arbres si, la rivière aussi, avec sa plage : " le bain des dames ". J'ai passé un été ici, paumé.

Je me gare. J'arrête la voiture et je me prends un shoot de souvenirs en cascade. Un seul me transperce, véritable foudre intérieure, véritable fêlure, il verse dans la blessure qui me traîne par ici un peu de vinaigre et de sel.

"Justine et les malheurs de la vertu. Les pages du maquis de Sade voltigent dans la lueur de la bougie. Des pages arrachées et annotées pour garnir une savoureuse lettre d'amour. Mes clopes, mes fleurs séchées, mes petits poèmes, des graines de pissenlits et de carottes sauvages. "

J'étais amoureux fou, ici même, il y a 26 ans. Je ne me souviens pas de ce que j'écrivais pour elle et j'ignore ce qu'il reste de notre amour.

Mille tortures depuis, mais toujours la même douleur...

Lointain chagrin
Issu de l'aube
Que ta place chaude
Cachée par les roses
Est profonde

***

Ô mon lointain chagrin
Ô mon premier amour
Comme tu reviens de loin

Et voilà que je déambule sur les berges. Ma solitude me ravage avec délice. Mes congénères ressemblent à des singes rosâtres perdus sous le dôme du ciel. Leurs ricanements, leurs danses, leurs plongeons, tout me ramène à cette affreuse sensation de vide. Je l'ai bien cherché, j'ai suivi madame nostalgie, la voilà chez son amant, je suis servi...

Le jeune homme qui longeait cette rivière est mort, mais en refaisant cette promenade oubliée, je le retrouve, avec ses rages, ses peurs, son désespoir brutal : celui des poètes que l'on a battus et jetés dans la boue.

Je suis pris de frissons et de vertige. Plus je m'éloigne des vivants sur ce chemin de halage déserté, et plus, pas à pas, une exaltation douloureuse s'éveille en moi, salvatrice. Une de ces douleurs qui vous rappellent la beauté d'un combat victorieux où vous avez laissé des plumes.

Je regarde les baies noires des cornouillers sanguins. Elles brillent dans le feuillage, étranges petits regards féroces. Une ronce aussi, chargée de mûres obscures, tombe. Je mange sans les mains, reniflant comme une bête. Les saveurs en arabesque de ces fruits tièdes où les araignées se balancent, ces fruits de berges, nourris aux chants des oiseaux et au clapotis de l'eau, ces fruits éclatant de parfums magnétiques me grisent. Mon angoisse se sublime dans ces fruits qui résiste et qui donne.

Je ne suis plus en moi, mais hors de moi, fantôme sans ego, entité complice du terrain qui se déroule sous mes pas. Je me sens "sorcière". Je caresse, je chuchote, je respire, je chantonne, je vibre, je pleure, je goûte, je ricane. Il y a dans le fossé de quoi soigner ou empoisonner tout Châteauneuf-sur-Charente : Menthe aquatique, houblon, chanvre d'eau, vigne de Judée, armoise, datura, potentille, renouée des oiseaux, amarante réfléchie, pourpier, euphorbe . Chaque plante me raconte ses sortilèges. Des millions d'années de conquête et d'évolution.

L'angoisse est toujours là, mais elle est devenue mon bois, ma source, mon terreau, mon humour : un écosystème personnel, qui comme le vent ou la sécheresse poussent les plantes à se tordre ou à se tapir, exhorte ma pensée et ma joie de vivre à trouver de nouveaux chemins.

Il y a 26 ans, lorsque je me promenais par ici, j'étais animal. Poursuivi par les diables, je pourchassais plein de terreur et de férocité le gouffre doux et salé de l'origine du monde.

Aujourd'hui, je me sens végétal, ancré, attaché par les racines, souple. Mes feuilles sensuelles se balancent au gré des cueillettes de mes sens apaisés. Mes idées multicolores bourgeonnent et fleurissent, et les fruits arrivent doucement, mûris au soleil de ma passion.

Dans un pommier brisé, un corbeau me regarde, croasse et s'envole. Une vigne oubliée lance ses vrilles rouges dans l'herbe haute. Un gros crapaud digère sous la souche retournée d'un peuplier noir abattu par la foudre. Le vent fait croustiller les feuillages desséchés du champ de maïs. Dans la rivière les algues peignées par le courant cachent des lames d'argent qui frétillent dans l'eau fraîche. Le TER de 17h43 trompette tristement sous le ciel gris.

J'ai l'impression d'être un autre homme. Ma voiture rouge vole au-dessus de la route. La voie rapide en direction de Bordeaux m'avale et, tout en réglant ma radio, je me promets d'écrire sur cette étrange escapade.