La mouette

  Une mouette pousse un cri étrange. Elle a la voix cassée, gênée, on dirait qu’elle a «quelque chose» en travers de la gorge.
   La voilà qui passe au dessus de moi, et en effet, elle tient dans son bec : «quelque chose». Je pense que c'est une sorte de souris.

  Elle continue de crier, en volant mais le son est déformé par son futur repas et ressemble à un cri de détresse, comme si la proie, par l'inconfort qu'elle génère pour l’appareil de phonation de son prédateur, exprimait un peu de sa terreur.

  Je suis cette souris arrachée à sa vie de rongeur, errant sur les rives, grattant l’écorce d’un gourmand de peuplier pour me faire les dents, profitant de la chaleur douce de ce soleil d’hiver si rare, l’immensité du fleuve tout pétillant d’argent gronde à quelques mètres de moi. J’imagine le couinement rassurant de mes congénères et puis soudain une ombre. 

  La surprise, la douleur, et alors que je suis empêtré dans le voile rouge de la mort qui arrive, je me retrouve en vol libre au-dessus de la place Stalingrad, transpercé par la voix moqueuse de la mouette qui m’emporte quelque part pour me becqueter. Après m’avoir coincé sur les toits entre deux tuiles couvertes de lichen jaune, elle picore mes entrailles. Son bec me déchire vivante, je le sens qui plonge et replonge dans mon petit ventre poilu et tiède pour recueillir une dose de graisses et de protéines.

  C’est de la survie aucune arrière pensée, c'est mécanique, froid, simple, efficace. Avaler et repartir tourbillonner dans les courants d’air comme si de rien n'était.

  Une odeur de vase remonte du fleuve. Le Mésozoïque autrement appelé « l’ère des dinosaures » me revient en mémoire : Les grands marécages, la jungle, la boue et le sang… Je me souviens de cette tempête de dents et de griffes, cet ouragan de coups de cornes et de coups de queues à pointes empoisonnées.
Rien n’a changé.

  Je plonge ma cuillère dans le café, ça tintinnabule. Et alors que je respire pour me débarrasser de mes visions, soudainement, une ombre m’engloutit, une femme passe entre moi et le soleil. 

  Je croise une fraction de seconde son regard morne : c’est la mouette...