L'ère des poissons


Il y a bien longtemps, à l'ère des poissons, appelée aussi le Paléozoïque, les conifères ont fait leur apparition sur terre. Pour être tout à fait précis, j'entends le précis à quelques dizaines de millions d'années, le Paléozoïque s'étend de -541 millions d'années avant Jésus Christ à -252 millions d'années avant Jésus-Christ.

   Autant vous dire que les sapins de cette époque étaient bien tranquilles.



Ils ont goûté l'air pur
loin des cris de mammifères
les sapins du Paléozoïque



   Parfois je rêve de ces époques lointaines où dans la mer, un grand combat de mollusques et de poiscailles faisait bouillonner des vagues molles qui fouettaient le grand continent de la Pangée.

   J'imagine, sur les terres, dans les endroits perchés, là où les fougères et les prêles n'avaient pas encore tout envahi, les premiers conifères, fabriquant cette résine odorante pour se protéger des insectes et sûrement du froid ; ce froid qui causa la grande extinction de la fin du Paléozoïque.



il a vécu cent mille hivers
le grand sapin bleu
de mon enfance


   Le conifère est une plante primitive, par rapport à d'autres, par rapport aux plantes à fleurs, les mielleuses, les fielleuses, les arnaqueuses  : les angiospermes. 

   Le conifère lui, n'a pas besoin de séduire les insectes. Il pousse, et il meurt sans faire de manière. Sa brutalité est belle comme l'éclatement du rocher ou comme les effets d'un météore plongeant depuis l'espace dans l'océan.

   Au milieu des troncs de pin maritime qui se tortillent jusqu'au ciel, en marchant sur le sol imbibé d'aiguilles, en enjambant les branches cassées, les troncs morts et blanchâtres qui semblent de grandes arêtes de poisson alanguies, il m'arrive, et rassurez-moi cela vous arrive aussi,  l'impression fugace d'être au Paléozoïque.



séquoia vertigineux
tu pousses depuis si longtemps
nostalgie de l'ère des poissons


  Alors voilà, peut-être sans cœur, peut-être fou, ou bien grand mélancolique misanthrope, mais, plus les années passent et plus je souffre de voir ce roi des arbres, ce survivant de plus de 500 millions d'années d'évolution finir en décoration de Noël.

   Sur l'avenue Thiers, à Bordeaux, à chaque lampadaire, ligotés et sévèrement taillés, affublés de dorures sans prix et de vulgaires rubans argentés, arrosés par les chiens, tronçonnés, sans racines pour boire, de jeunes "Norman " agonisent lentement pour célébrer le solstice d'hiver.



sapin de trois ans
abattu pour les enfants
lui qui peut vivre mille ans



   Ils s'appellent Norman, Épicéa, Douglas, Omorika, Grandis, Nobilis, Pungens... J'ai fait ma petite enquête.

  Bien sûr, ils sont plantés pour ça, et l'homme dispose de tous les êtres vivants comme il le désire, car, l'esprit gouverne la matière c'est bien connu.

   Néanmoins, je ne suis pas sûr que ce genre de sacrifice aide réellement à provoquer de belles récoltes à venir.

    J'ai même la sinistre prémonition que cela nous rapproche de la prochaine grande extinction.



crime parfait
des branches cassées dans la voiture
un peu de résine sur les mains



   Un matin de janvier je promenais ma solitude autour de l'église Sainte-Marie, au cas où une révélation se révèle (on ne se sait jamais).

  Le jour blafard éclairait les reliefs de nourriture des fêtes de fin d'année. Un endroit dégagé sur la place avait été aménagé par la mairie pour entasser les "cadavres " de sapin.

   Un peu plus loin, un monsieur, ou peut-être une dame, mais dans la façon de faire j'ai attribué le travail accompli à des mains d'homme ; donc un monsieur, avait posé à côté des poubelles, son sapin de l'année. Il ne s'était pas donné la peine l'amener au lieu dit le charnier.

   Il avait fait une besogne méticuleuse et très efficace.



un tronc ébranché
un petit fagot, des aiguilles éparpillées
bonne année le sapin



   Cette fois, le 24 décembre au soir, je vais prendre mes boules rouges et or, mes guirlandes duveteuses argentées, mes stalactites torsadées en corne de licorne, mes diodes électroluminescentes clignotantes et mon étoile du berger toujours de traviole, et je vais chercher un petit conifère pour faire la fête. Je veux le décorer dans sa forêt et passer la nuit avec lui.

   Je pense que le bord de la mer avec ses arbres à moitié rongés par les dunes fera parfaitement l'affaire. Avec un peu de chance, il y aura la lune.





"Je ne parlerai pas, je ne penserai rien, et l'amour infini me montera dans l'âme, et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien, par la nature, heureux comme avec une femme."